L’interprétation présidentialiste de la Constitution de la Ve République conduit à conférer d’importants pouvoirs au Président alors qu’il est irresponsable politiquement. Ce fait, contraire aux principes démocratiques, peut avoir de dangereuses conséquences. Marie-Anne Cohendet propose alors, dans cet article, de rééquilibrer les pouvoirs de l’exécutif au profit du chef de Gouvernement.
Le Président de la Vème République est très puissant en fait, alors qu’il est quasiment incontrôlable. Les Français se croient libres de choisir leur chef, mais ils ne le sont qu’une fois tous les cinq ans. Sitôt qu’il est élu, même si sa politique est massivement rejetée par le peuple, il peut la poursuivre et il reste en place.
Le pouvoir implique la responsabilité
Il est dangereux qu’un organe incontrôlable dirige la politique nationale. En démocratie, le pouvoir implique la responsabilité. Dans tous les autres pays de l’Union européenne, c’est toujours le Chef du Gouvernement, à savoir le chef de la majorité, qui dirige la politique, jamais le Président, même quand il est élu directement par le peuple (c’est le cas dans la moitié des États de l’UE). Et cela justement parce qu’il est contrôlable. La responsabilité du Gouvernement devant le Parlement signifie qu’il peut être choisi, contrôlé et chassé du pouvoir à tout instant par les représentants du peuple que sont les députés. Quand sa politique est rejetée par l’opinion, les députés peuvent l’obliger à respecter la volonté du peuple en le menaçant de le renverser. Ce fut notamment le cas pour Mme Merkel, qui a été obligée de modifier sa politique. Margaret Thatcher et Tony Blair ont été contraints de quitter le pouvoir par leur propre parti du fait de cette responsabilité.
En France, bien loin de la pratique suivie le plus souvent, le texte de notre Constitution est tout entier construit sur ce lien entre responsabilité et pouvoir. Le Président est un arbitre (au sens sportif) qui doit veiller au respect de la Constitution et non pas diriger la politique (art.5). C’est le gouvernement (art. 20), dirigé par le Premier ministre (art. 21), qui détermine et conduit la politique, justement parce qu’il est responsable devant l’Assemblée (art. 49).
Par conséquent, la plupart de ses pouvoirs lui permettent seulement de surveiller que la Constitution est respectée (art. 19). Dès lors, pratiquement tous les pouvoirs du Président sont soumis au contreseing du Premier ministre et des ministres responsables. Par sa signature, le Président peut seulement attester du fait que la Constitution est respectée. Par le contreseing, les ministres endossent la responsabilité de l’acte et donc le pouvoir de décision sur ces actes. Ces pouvoirs appartiennent formellement au Président, mais réellement aux ministres.
Seuls quelques pouvoirs du Président sont dispensés de contreseing, ils lui permettent d’agir comme arbitre en faisant appel au peuple (par la dissolution ou le référendum), au Parlement (en nommant le Premier ministre ou par un message) ou au juge constitutionnel (dont il nomme un tiers des membres et qu’il peut saisir). Il ne peut agir seul qu’en cas de circonstances exceptionnelles (art. 16). Ce sont des pouvoirs réels du Président.
Les abus du pouvoir présidentiel
De Gaulle connaissait ces principes, mais la Constitution n’expliquait pas le sens du contreseing, car cela allait sans dire pour ses rédacteurs. Dès lors, les présidents ont pu faire croire qu’ils avaient un pouvoir de décision personnel ou partagé avec le Premier ministre sur les actes soumis à contreseing. Ainsi, ils ont pu s’arroger le pouvoir de diriger la politique nationale. Ils se sont approprié le pouvoir de direction que la Constitution a réservé aux ministres responsables. Ils ont dès lors confisqué le pouvoir de surveillance du peuple (via ses représentants) sur la politique nationale.
Raymond Janot, un des plus proches collaborateurs du Général de Gaulle au moment de la rédaction de la Constitution, avait été très choqué par les libertés prises ensuite par ce dernier avec le texte constitutionnel. Il m’avait dit en substance ceci : la Constitution que nous avons écrite est celle d’un régime parlementaire, où la politique nationale est déterminée par le Gouvernement parce qu’il est choisi et contrôlé par les élus du peuple, et où le président est irresponsable parce qu’il est un arbitre au-dessus des partis. Selon la Constitution, le chef de l’exécutif, c’est le Premier ministre. Lorsque nous avons constaté que de Gaulle ne respectait pas cette Constitution, nous nous sommes dit que tout le monde se soumettait à ces pratiques abusives parce que nous étions au bord de la guerre civile avec la guerre d’Algérie, mais que sitôt qu’elle serait terminée, de Gaulle serait écarté du pouvoir. Puis nous avons constaté que sa popularité lui avait permis de faire perdurer ces abus de pouvoirs… jusqu’à ce qu’il en soit chassé en 1969. Enfin, notre constitution allait être appliquée. Mais Pompidou fut encore plus présidentialiste que de Gaulle ! Alors nous nous consolions en nous disant qu’il était gaulliste, mais que dès qu’un non-gaulliste serait élu, alors le texte serait appliqué. Mais nous devions déchanter après l’élection de Giscard, plus présidentialiste encore, qui allait jusqu’à s’occuper des nominations de sous-préfet. Alors nous pensions que seule l’arrivée de la gauche au pouvoir permettrait le respect du texte constitutionnel. Lorsque l’auteur du « Coup d’État permanent » accéda à l’Élysée, nous pensions que le moment était arrivé. Mais il fut à son tour un président beaucoup plus puissant en fait que selon le texte. Notre dernier espoir était la cohabitation. De fait, en période de cohabitation, le Président redevient presque l’arbitre prévu par le texte, et la politique nationale est déterminée et conduite par le Gouvernement puissant parce que responsable. Et la terre ne s’arrête pas de tourner.
Depuis lors, nous avons pu constater qu’en dehors des périodes de cohabitation, le président est à nouveau beaucoup trop directif, comme le furent J. Chirac, et plus encore N. Sarkozy. F. Hollande devait être un président « normal », sa pratique resta très présidentialiste. E. Macron, président jupitérien, se place à son tour au sommet des pouvoirs. Déclarant le pays « en guerre » contre le Covid et appelant à la mobilisation générale[1], le chef d’Etat s’impose en grand ordonnateur de la lutte contre la pandémie par l’utilisation implicite, et d’une manière inédite, de la théorie pourtant inconstitutionnelle du « domaine réservé » présidentiel. Cette pratique est dangereuse, il serait temps d’y remédier. Depuis, la gestion politique de la crise incombe au Conseil de défense et de sécurité nationale – les « conseils de défense sanitaire » dirigés par Emmanuel Macron et couverts par le secret-défense – où se décident les principales orientations nationales relatives au Covid.
Un rééquilibrage nécessaire
Pour obtenir un meilleur équilibre entre responsabilité et pouvoirs présidentiels, la solution la plus raisonnable est de réduire les pouvoirs du Président, afin de conserver son irresponsabilité politique, qui devrait lui permettre d’assurer la neutralité et la continuité de l’État par-delà les changements politiques.
Certains de ses pouvoirs pourraient ainsi être modifiés ou supprimés, comme la présidence du Conseil des ministres. Il faudrait notamment préciser la signification du contreseing pour supprimer les abus de pouvoir présidentiels et permettre à nouveau à nos représentants de contrôler le pouvoir. Le plus simple serait de supprimer les pouvoirs présidentiels soumis à contreseing pour préciser qu’il s’agit de pouvoirs du Premier ministre, dont le Président est simplement informé. La mesure la plus importante serait de transférer le droit de dissolution dans les mains du Premier ministre. En effet, dans la plupart des démocraties, ce droit appartient au Premier ministre pour permettre l’équilibre des armes entre un Gouvernement qui peut être renversé par le Parlement et un Parlement qui peut être dissout par lui (et non pas par un président pratiquement intouchable). Notons aussi que le seul fait d’adopter un mode de scrutin proportionnel ou mixte pour l’élection des députés affaiblirait les pouvoirs présidentiels, car le président ne disposerait plus en principe d’une majorité disciplinée et soumise comme c’est actuellement le cas hors cohabitation.
Les Français garderaient ainsi le pouvoir de choisir l’arbitre et le garant de la Constitution, le Président. Mais ils auraient aussi la possibilité réelle de choisir et surtout de contrôler le seul véritable chef de l’exécutif que doit être le Chef du Gouvernement. Exactement comme cela se produit dans la moitié des pays de l’UE, où le régime comme la pratique restent parlementaires, alors même que le Président, arbitre et garant, est élu directement par le peuple.
Si les Français voulaient absolument que la politique nationale soit dirigée par le Président, alors il faudrait modifier en profondeur nos institutions, notamment pour le rendre responsable politiquement et pour abréger son mandat et celui des députés, sans quoi les risques de pouvoir autoritaire seraient trop grands. Les États-Unis ne parviennent à rester démocratiques avec un régime présidentiel que du fait de la brièveté du mandat des membres de la Chambre des représentants (2 ans) et de l’existence de nombreux contre-pouvoirs au Président (notamment le fédéralisme, l’existence d’une Cour suprême très puissante, l’absence de droit de dissolution et de discipline de vote, le faible interventionnisme de l’État…)
Notons que l’évolution vers une présidence plus arbitrale, conformément au texte de notre constitution, pourrait être nettement favorisée si le Président était élu non pas selon le système actuel, qui est très clivant, mais selon le système du vote par note (ou par évaluation). Chaque français ne se contenterait pas de choisir un nom. Sur un bulletin de vote où figurerait le nom de tous les candidats, pour chacun d’eux il devrait cocher l’une des trois cases suivantes : favorable (+ 1point), acceptable (0 point), ou défavorable (-1 point)[2]. Le candidat ayant obtenu le plus grand nombre de points serait élu (il existe d’autres systèmes de décompte des points, mais ils sont plus complexes et discutables). Un Président consensuel serait bien plus apte que le chef de la moitié de l’opinion à assurer la mission de garant et d’arbitre qui est prévue par notre Constitution.
Si un rééquilibrage de ce type n’est pas adopté, tôt ou tard les abus de pouvoirs présidentiels se traduiront par de graves atteintes aux droits de l’homme et la seule solution sera de prendre le mal à la racine en supprimant l’élection directe du Président par le Peuple.