Lecture en cours
Scénariser l’avenir pour faire face aux enjeux énergie-climat: une nécessité pour les entreprises (et les acteurs publics)

Scénariser l’avenir pour faire face aux enjeux énergie-climat: une nécessité pour les entreprises (et les acteurs publics)Temps de lecture : 9 minutes

Dans les années à venir, la nécessaire transition énergétique et l’adaptation aux conséquences du changement climatique joueront un rôle majeur dans les choix des organisations publiques ou privées, et en particulier des entreprises. L’analyse par scénarios constitue un outil d’anticipation de ces transformations qui aide à maîtriser l’incertitude, à définir des stratégies et des politiques. Néanmoins, nous prévient Romain Grandjean, pour être efficace, de telles analyses doivent reposer sur des scénarios appropriés et des méthodes maitrisées, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.

La dépendance de l’économie mondiale aux énergies fossiles, alors même que celles-ci sont la source de 80% des émissions de gaz à effet de serre (GES), la nécessité de réduire ces mêmes émissions de l’ordre de 6% par an si nous voulons maintenir le réchauffement global au-dessous de 2°C ou encore les tensions sur les approvisionnements[1], sont autant de facteurs d’instabilité et d’incertitude. Tout porte donc à croire que ces transformations pourront intervenir de manière chaotique, à travers des ruptures profondes d’ordres technologique, politique, économique et social. Cela constitue une véritable menace pour la stabilité du système socio-économique mondial.

Ces enjeux nous indiquent que nous faisons l’expérience des limites planétaires, où, dit autrement, que pour la première fois, les rétroactions environnementales sur nos activités deviennent systémiques et changent d’ordre de grandeur. Cela signifie également que le « terrain de jeu » des entreprises va changer et que les sous-jacents « physiques » de leurs activités (les ressources ou les matériaux nécessaires pour produire des biens et des services par exemple) ou de leurs marchés (ce que leurs clients achèteront demain) vont être affectés. Pour les entreprises de tous les secteurs, cela se traduit par un bouleversement de leur environnement d’affaires auquel elles doivent se préparer.

L’analyse par scénarios, outil puissant d’anticipation des transformations face aux enjeux énergétiques et climatiques

Or, face à cette nouvelle donne stratégique, la réalisation d’une analyse par scénarios se révèle l’un des outils les plus puissants pour appréhender les transformations à venir et construire une stratégie résiliente. Une littérature abondante existe déjà sur cette méthode qui, en synthèse, consiste à projeter une organisation dans plusieurs futurs possibles, mais différents, décrits par des scénarios. Se faisant, les décideurs peuvent alors anticiper plusieurs évolutions concernant les enjeux qui les intéressent et élaborer une stratégie d’adaptation quelle que soit l’issue. Elle constitue en cela une approche rationnelle et objective pour maitriser l’incertitude de l’avenir et, au-delà, créer la confiance en interne comme en externe de l’organisation.

La méthode d’analyse par scénarios n’est pas nouvelle et a été appliquée par plusieurs entreprises dès les années 1970. C’est notamment le cas de Shell qui fait partie des pionniers en la matière. L’Histoire retiendra que ses travaux d’analyse par scénarios ont permis à cette entreprise d’anticiper la crise d’octobre 1973 et d’avoir été mieux préparée que ces concurrents[2].

Appliquée aux enjeux énergie-climat, l’analyse par scénarios offre de nombreux avantages pour identifier les changements de cap pourvu qu’elle s’appuie sur les bons scénarios. Idéalement ceux-ci devraient être contrastés, cohérents globalement, pertinents (adaptés aux enjeux étudiés et aux caractéristiques de l’utilisateur) et prendre en compte les interactions entre l’économie et l’environnement naturel.

Risques et limites de l’usage des scénarios disponibles sur «étagère»

Si les entreprises sont par nature favorables à la réalisation d’une analyse par scénarios, la conception des scénarios sous-jacents est hors de leur portée individuellement. À ce jour, très peu d’entre elles disposent des compétences pour le faire. Elles se tournent donc vers des scénarios disponibles publiquement « sur étagère ».

De nombreux acteurs (organisations internationales, centre de recherches, entreprises et ONG) produisent des scénarios décrivant des futurs marqués par les enjeux énergie-climat. C’est le cas par exemple de l’Agence internationale de l’énergie, dont les scénarios (World Energy Outlook[3]) sont les plus utilisés par le monde économique[4]. Cependant, l’usage de ces scénarios, n’est pas sans risque et les résultats qu’ils décrivent doivent être prudemment utilisés.

Pour commencer, il faut savoir que les scénarios publiquement accessibles sont conçus dans le cadre d’une ou plusieurs problématiques auxquelles ils visent à répondre. Un grand nombre d’entre eux visent ainsi à dimensionner les politiques publiques en matière de production d’énergie ou de fiscalité environnementale (détermination du prix optimal du carbone, impact d’une réglementation, etc.). Cette approche conditionne la façon dont les scénarios sont construits, l’horizon de temps et le périmètre géographique et sectoriel, les hypothèses formulées, les résultats obtenus ainsi que les données publiées ou présentées. La conséquence, c’est que les entreprises ne retrouvent pas dans la description des scénarios toutes les informations dont elles ont besoin (ce qui décrit leur activité notamment) ou qu’elles utilisent les résultats hors de tout contexte.

Des scénarios construits sur des modèles quantitatifs qui posent quelques problèmes

Ensuite, la manière dont les scénarios sont construits, et particulièrement les modèles utilisés pour transformer les hypothèses en résultats quantifiés, posent certains problèmes.

La plupart des scénarios utilisés aujourd’hui pour évaluer les enjeux de transition ou d’adaptation, reposent en effet sur ces outils appelés « modèles quantitatifs d’évaluation intégrés » (MEI ou IAM en anglais). Plus ou moins sophistiqués et agrégés selon les besoins, ceux-ci visent à représenter, à partir d’un système d’équations mathématiques et d’un processus de résolution, les interactions entre le système économique et l’environnement « physique » dans lequel il s’insère.

Les modèles qui nous intéressent ici (i.e. ceux sur lesquels les scénarios aujourd’hui utilisés par les entreprises reposent) font partie d’une famille de modèles dits « technico-économiques ». Ils comportent un niveau de détails très important (par régions et par secteurs d’activité) et s’efforcent de représenter le plus finement les liens entre les activités économiques (via l’usage de l’énergie) et les émissions de GES. Leur structure est modulaire (couplage de plusieurs sous-modèles entre eux) et d’autant plus complexe que le modèle se veut précis. Ils sont essentiellement utilisés pour déterminer la trajectoire la moins coûteuse permettant d’atteindre un objectif de réduction des émissions de CO2 préalablement fixé. Le processus de résolution consiste essentiellement à équilibrer une demande exogène d’énergie (construite essentiellement à partir du PIB, de la population et de l’évolution de certains usages notamment dans les modes de transports) avec une production optimisée selon la contrainte d’émission de CO2 via une amélioration de l’efficacité énergétique (dans les processus de production ou de consommation) et une recomposition endogène du mix de production d’énergie. Les impacts « physiques » du changement climatique ne sont pas représentés, ou alors marginalement dans certains secteurs comme l’agriculture (évolution des rendements agricoles par exemple).

Des outils fondés sur une vision linéaire de l’avenir qui n’intègrent pas les rétroactions du réchauffement sur l’environnement et la société

Ces caractéristiques un peu techniques doivent attirer notre attention sur plusieurs points. Déjà, le niveau d’activité économique (représenté par le PIB) est une donnée exogène, c’est-à-dire dont l’évolution est prédéterminée. Cet aspect doit être rapproché des travaux qui démontrent que PIB et consommation d’énergie primaire sont au moins corrélés, dans tous les pays du monde, voire « cointégrés »[5]. Ensuite, les enjeux d’adaptation, c’est-à-dire la manière dont l’environnement rétroagit sur l’économie et la société (en particulier le climat et la disponibilité des ressources), ne sont pas représentés. Or, compte tenu de l’inertie du climat (notamment due à la stabilité des molécules de CO2 dans l’atmosphère qui y reste piégées plusieurs dizaines d’années), un réchauffement global d’au moins 2°C en 2050 est assuré quoi que nous fassions[6].

Une modélisation reposant sur des données socialement construites dont la qualité pose question

Parmi les autres enjeux associés à l’exercice de modélisation, la qualité des données utilisées pour calibrer les modèles pose également question. Alors que les modèles représentant des systèmes « physiques » (climatiques ou météorologiques par exemple) bénéficient pour leur mise au point d’un ensemble de mesures relativement sophistiquées, les modèles économiques sont quant à eux calibrés sur des données « construites socialement » et dès lors dépendantes des performances d’institutions (parfois très faibles dans certains pays) ainsi que des méthodes de construction de ces données. Par ailleurs, la complexité croissante des modèles – qui comprennent souvent plus de paramètres que de données disponibles pour en déterminer la valeur de manière univoque – conduit à une forte dépendance des résultats au calibrage de ces paramètres, alors que ce processus est souvent réalisé de manière empirique en dehors de tout cadre théorique.

Cette brève description souligne comment l’usage des modèles peut conduire à la production de scénarios décrivant une évolution de l’économie au mieux partielle, et au pire physiquement impossible (notamment parce qu’aucun modèle ne contrôle s’il bute ou non sur des limites autres que les émissions de CO2). Cela montre notamment les précautions que le décideur doit prendre avec les résultats produits par ces outils pour fonder sa décision.

Cette situation doit également nous alerter sur un point essentiel : les scénarios ne sont pas des outils de prédiction. Leur usage n’est pertinent que dans cadre d’une réflexion prospective à partir d’hypothèses.

Des pistes pour améliorer la scénarisation, outil d’une réflexion contextualisée et prospective indispensable

Afin de favoriser une utilisation plus pertinente et avisée de ces outils et méthodes, la réflexion devrait ainsi se structurer autour des trois axes suivants :

Il est déjà nécessaire d’ouvrir davantage l’exercice de scénarisation et de modélisation encore trop opaques malgré leur importance. Cela concerne au moins deux points :

  • la publication en accès libre d’une documentation technique complète et explicite qui inclurait notamment la liste exhaustive de l’ensemble des hypothèses d’entrée (notamment les variables dont l’évolution est prédéfinie, et indicateurs structurels tels que le taux d’actualisation qui caractérise la préférence pour le présent) ;
  • la réalisation de tests rétroactifs de validité (back testing) et leur partage explicite avec la critique (la confrontation des données de sortie des modèles aux données observables est le premier critère de validité) ;

Compte tenu des limites bien identifiées des modèles et des scénarios les plus utilisés, il est ensuite nécessaire d’investir des ressources dans la conception de scénarios fondés sur des approches de modélisation alternatives[7]. Celles-ci doivent garantir la prise en compte des sous-jacents physiques de l’économie et des contraintes posées par les limites planétaires tout en assurant une cohérence globale en matière de stocks et de flux physiques (climat, ressources, biodiversité). Toutefois, même renouvelé et amélioré, l’exercice de modélisation comportera ses limites : s’il est possible de représenter des ruptures ou des changements de cap, il n’est vraisemblablement pas possible par exemple de représenter le chaos.

Enfin, face à l’incertitude de l’avenir, on ne peut qu’appeler les acteurs économiques publics et privés à poursuivre leurs efforts pour réaliser des analyses scénarisées du futur, fondées sur des scénarios aussi diversifiés et cohérents que possible. Cela passe par une véritable appropriation de l’outil « scénario » et particulièrement des modèles sur lesquels ils reposent, afin de relativiser et contextualiser les résultats décrits. Dits autrement, les résultats d’un modèle seul, sans contexte, ne peuvent donc – et ne doivent pas – fournir un « argument d’autorité » sur lequel une décision serait fondée.

Quoi qu’il en soit et même s’il ne s’agit pas de leur cœur de métier, il est clairement dans l’intérêt des entreprises d’encourager et de soutenir l’effort de recherche pour aboutir à l’émergence d’outils plus robustes et mieux utilisés. C’est de leur pérennité et de leur prospérité dont il s’agit.

[1] Voir par exemple « L’Union européenne risque de subir des contraintes fortes sur les approvisionnements pétroliers d’ici à 2030 – Analyse prospective prudentielle », The Shift Project (2020).

[2] Voir « Advantages and disadvantages of scenario approaches for strategic foresight », Mietzner et al, 2005.

[3] Rapport, World Energy Outlook, AIE, octobre 2020.

[4] Les États publient également ce qui peut ressembler à des scénarios (leur stratégie nationale bas-carbone ou encore SNBC). Il s’agit davantage d’un recensement de leurs objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre et des moyens qu’ils comptent mettre en œuvre pour atteindre de tels objectifs. Ces stratégies nationales présentent l’avantage de fixer le cadre de l’action publique, sensée être stable dans le temps. En revanche, leur périmètre géographique est limité et la description du « chemin » reste souvent très pauvre.

[5] Voir Gaël Giraud, Zeynep Kahraman, “How Dependent is Growth from Primary Energy? The Dependency ratio of Energy in 33 Countries  (1970-2011)”, Documents de travail du Centre d’économie de la Sorbonne, décembre 2014.97 – ISSN : 1955-611X. 2014.

[6] Voir notamment les différents scénarios de réchauffement étudiés par le GIEC (les RCP ou representative concentration pathways).

[7] Notamment celles initiées par l’équipe de Denis Meadows avec le modèle World3. Voir Gaya Branderhorst, Update to Limits to Growth: Comparing the World3 Model With Empirical Data. Master’s thesis, HarvardExtension School, 2020.

Pour citer cet article

Romain Grandjean, «Scénariser l’avenir pour faire face aux enjeux énergie-climat : une nécessité pour les entreprises (et les acteurs publics)», Silomag, n°12, décembre 2020. URL: https://silogora.org/scenariser-lavenir-pour-faire-face-aux-enjeux-energie-climat-une-necessite-pour-les-entreprises-et-les-acteurs-publics/

Réagir

Si vous souhaitez réagir à cet article, le critiquer, le compléter, l’illustrer ou encore y ajouter des notes de lecture, vous pouvez proposer une contribution au comité de rédaction. Pour cela, vous pouvez envoyer votre texte à cette adresse : contact@silogora.org

AGORA DES PENSÉES CRITIQUES
Une collaboration

Mentions légales Crédits