Résultat de choix politiques, l’existence du marché de la dette publique est un élément fondamental de la domination des marchés financiers devenus arbitres des équilibres budgétaires dans les pays de l’Union européenne. Il est nécessaire de sortir de cette emprise et de faire de la politique monétaire l’objet de débats et de décisions démocratiques.
« Les candidats face au fardeau de la dette publique » titrait Le Monde (dimanche 12 et lundi 13 mars 2017). C’est ainsi que la pensée dominante voit la dette publique, comme un fardeau ; et le quotidien du soir de s’alarmer du niveau de la dette publique française[1] – 97,5 % du PIB au troisième trimestre 2016 – et de dicter ses consignes au futur président de la République qui « devra d’abord rassurer les investisseurs et surtout nos partenaires de la zone euro sur sa volonté de respecter les règles budgétaires communes ». Face à ce discours qui justifie la mise en œuvre généralisée de plans d’austérité au nom de l’ampleur de la dette et des déficits publics, sa déconstruction et la mise en avant de solutions alternatives sont des éléments clefs de l’agencement des rapports de forces.
Déconstruire le discours dominant
Tout d’abord, et quitte à manier le paradoxe, il faut affirmer qu’un bon État est un État qui s’endette. En effet, la dette joue un rôle intergénérationnel. S’imposer un quasi-équilibre budgétaire, comme les règles actuelles de l’Union européenne le prescrivent, signifie que les investissements de long terme seront financés par les recettes courantes. Or, ces investissements seront utilisés des décennies durant par plusieurs générations, il est donc absurde que leur financement ne soit assuré que par les recettes du moment. Respecter ces règles entraîne l’impossibilité, de fait, d’investir pour l’avenir, alors même que, par exemple, la nécessité d’amorcer la transition écologique va demander des investissements massifs. La dette permet de faire financer par des générations successives des infrastructures qui seront utilisées par elles. Elle joue donc un rôle fondamental dans le lien entre les générations.
De ce point de vue, la dette publique doit être mise en regard avec le patrimoine public car les administrations publiques détiennent des actifs physiques et des actifs financiers. Si l’on prend en compte le patrimoine public, la France n’est pas endettée mais possède au contraire une importante richesse nette (27 % du PIB). Même si ces actifs physiques ne doivent pas être vendus – il serait de toute façon difficile d’évaluer la valeur marchande exacte de certains d’entre eux –, cela montre que la France n’est pas au bord de la faillite.
Mais surtout, il faut comprendre qu’un État ne rembourse jamais sa dette. Il ne paie que les intérêts de cette dernière, la charge de la dette. Lorsqu’un titre de la dette publique arrive à échéance, l’État emprunte de nouveau pour le rembourser : il « fait rouler » la dette. Enfin, remarquons que le ratio dette sur PIB n’est pas particulièrement robuste car on compare là un stock, la dette, à un flux, la richesse créée en une année le PIB. Il serait plus juste de mettre en regard du PIB, un autre flux, celui de la charge de la dette qui représente en France environ 2 % du PIB. Mais difficile alors de tenir un discours alarmiste sur le sujet.
La dette publique française est-elle soutenable?
Une étude célèbre réalisée en 2010 par deux économistes mainstream, Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff[2], arrivait à la conclusion qu’une dette supérieure à 90 % du PIB aurait des conséquences très négatives sur la croissance… jusqu’à ce qu’un étudiant de l’Université du Massachusetts découvre en 2013 des erreurs de calcul qui en faussaient totalement le résultat. Cette anecdote serait assez drôle si l’article en question, ressassé ad libitum, n’avait pas servi de base théorique pour justifier, au nom de la croissance et donc de l’emploi, l’adoption de politiques d’austérité massive pour réduire la dette.
La dette française est aujourd’hui sous contrôle. Il y a dix ans, la France empruntait à plus de 4 % pour un emprunt à 10 ans. Début janvier 2017, et malgré une légère remontée par rapport à 2016, le taux pour un emprunt de même maturité était de 0,78 %. À mesure donc que l’État renouvelle sa dette pour rembourser des créances plus anciennes, la charge de la dette diminue. L’année 2016 a été historique puisque, sur la dette à court terme, le taux moyen auquel la France a emprunté est négatif
(-0,48 %). Le pays s’est donc enrichi en empruntant. Il y a deux raisons à cette situation exceptionnelle. La première renvoie à « la fuite vers la qualité ». La France est, avec l’Allemagne, un pays sûr pour les investisseurs qui fuient les pays considérés comme plus à risque comme l’Espagne ou l’Italie. De plus, la politique dite de Quantitative Easing (QE) menée par la Banque centrale européenne (BCE) a abouti à une baisse généralisée des taux.
Faut-il pour autant se satisfaire de la situation actuelle? Non, et ce pour trois raisons. D’abord, même si la charge de la dette a baissé, elle reste élevée (44,5 milliards en 2016). Une partie de cet argent pourrait être utilisée à des fins utiles socialement. Ensuite, parce que la période de taux bas ne va pas durer éternellement. Déjà la Banque centrale des États-Unis a commencé un mouvement de hausse de ses taux directeurs et même si la BCE refuse pour le moment d’en faire autant, arrivera un moment où la politique de QE prendra fin. Le risque est alors que la dette de la France soit victime de l’effet «boule de neige»: si le taux d’intérêt réel (défalqué de l’inflation) est supérieur au taux de croissance de l’économie, le rapport dette/PIB augmente mécaniquement et cela même si le déficit primaire (avant le paiement des intérêts de la dette) est nul. Ce processus avait été une des causes essentielles de l’aggravation de l’endettement dans les années 1990.
Mais surtout, la dette publique est aujourd’hui sous l’emprise des marchés financiers. Or, l’expérience du gouvernement Syriza a montré qu’un pays voulant rompre avec le néolibéralisme pourrait être victime d’un étranglement financier. Il y a donc fort à parier que l’arrivée en France d’un gouvernement de gauche voulant engager un processus de transformation sociale et écologique serait victime d’un tel étranglement qui se traduirait immédiatement par une hausse des taux auxquels la France emprunterait.
Le recours aux marchés: un choix politique
Après la seconde guerre mondiale, la France instaure une série de dispositifs qui rendront inutiles le recours au marché des capitaux[3]. La mise en place d’une collecte centralisée de l’épargne vers le Trésor public – le circuit du Trésor –, rendue possible par le contrôle du système bancaire, permet de drainer les ressources dont la puissance publique a besoin. Deux dispositifs complètent le système: l’obligation pour les banques de détenir une quantité de bons du Trésor rémunérés à un taux fixé par l’État – procédé dit «des planchers» – et la possibilité pour le Trésor de demander des avances à la Banque de France.
La mise en place d’un marché de la dette publique s’effectue progressivement au fur et à mesure des progrès de la déréglementation financière. Le circuit du Trésor est petit à petit démantelé à partir des années 1960. Les «planchers» sont supprimés dès 1967 et la dérèglementation financière réalisée en 1985 par Pierre Bérégovoy parachève le processus de libéralisation mise œuvre depuis une vingtaine d’années. En 1993, la loi sur l’indépendance de la Banque de France suite à l’adoption du traité de Maastricht supprime le régime des avances directes au Trésor[4].
L’existence d’un marché de la dette publique est donc le résultat d’un choix politique qui vise à faire de l’État un emprunteur comme un autre. L’objectif est de le mettre sous la pression des marchés financiers et ainsi de le discipliner. Pour pouvoir emprunter à des taux raisonnables sur le marché, l’État doit se plier aux désirs des investisseurs. La dette publique devient ainsi un élément fondamental de la domination des marchés.
Le traité de Maastricht inscrit cette nouvelle donne dans le marbre des traités européens. Les marchés financiers deviennent l’arbitre des équilibres budgétaires des pays de l’Union européenne ce qui a ainsi favorisé les mouvements spéculatifs à l’origine de la crise de la dette publique au printemps 2010. Cette crise s’est traduite par une augmentation considérable des taux auxquels certains pays étaient obligés d’emprunter sur les marchés, montant jusqu’à 12 % pour la Grèce… alors que les banques se refinancent à l’époque aux alentours de 1 % auprès de la BCE.
L’emprise des marchés financiers sur la dette publique est une spécificité européenne que l’on ne retrouve pas au Japon et aux États-Unis. La dette publique japonaise s’élève à 250 % du PIB, très loin donc de la France et même de la Grèce (180 % du PIB). Et pourtant, il n’y a aucune spéculation sur la dette japonaise. La raison en est simple, la dette publique japonaise est pour l’essentiel hors marché. Les bons du trésor japonais sont achetés par des institutions financières qui les placent en grande partie auprès des épargnants japonais. Les institutions publiques japonaises, dont la Banque centrale, en détiennent environ 38 %. Ainsi, le poids des investisseurs non-résidents, enclins à spéculer sur la dette, est très faible : ils possèdent moins de 7 % de la dette publique contre plus de 60 % dans le cas de la France. Si le cas des États-Unis est particulier en raison du rôle international du dollar comme monnaie de transaction et de réserve, la dette publique (105 % du PIB) échappe aussi pour l’essentiel aux marchés financiers : les organismes appartenant au gouvernement fédéral en détiennent 28 %, la banque centrale, la Fed, plus de 18 %, les autres banques centrales et les organisations internationales 30 %, les investisseurs privés étrangers seulement 15 %.
Sortir du piège de la dette
Il faut d’abord en finir avec les politiques d’austérité. Menées conjointement dans tous les pays de l’Union européenne, elles ne peuvent qu’aboutir à une récession généralisée qui risque de se transformer en dépression. La zone euro a ainsi connu une récession suivie d’une stagnation économique entre 2011 et 2013. On se retrouve dans une situation similaire à celle des années 1930 lorsque les gouvernements avaient mené ce type de politique qui avait abouti à la Grande dépression. Dans cette situation, il est difficile de réduire les déficits publics qui pourraient même s’aggraver si les recettes fiscales chutaient plus vite que la réduction des dépenses. Il faut aussi une réforme fiscale d’ampleur qui redonne des marges de manœuvres à l’action publique et dont le point central doit être la mise en place d’une fiscalité de haut niveau sur les rentiers, les ménages les plus riches et les grandes entreprises.
Nous insisterons ici sur la politique monétaire et sur la nécessité de sortir de l’emprise des marchés financiers. Face à un possible étranglement financier piloté par la BCE, une solution pourrait être la création d’un moyen de paiement complémentaire[5] ou IOU («I owe you»), une «monnaie» dont la valeur serait garantie par les recettes fiscales futures. Elle permettrait de retrouver des marges de manœuvres financières en ne recourant plus aux marchés financiers, de relancer l’économie et de réduire la dette de court terme, la «dette flottante». Sa convertibilité au pair avec l’euro, qui resterait la monnaie nationale, étant garantie, un tel dispositif s’apparente en fait à un prêt à court terme que les citoyen-ne-s accordent à leur gouvernement. Il s’agirait alors d’un geste autant politique qu’économique qui renforcerait notablement la position du pays dans ses rapports avec les institutions européennes. Il serait d’autre part possible d’activer des modes de financement direct par l’État des grands programmes publics en reprenant le contrôle des banques à l’image du «circuit du trésor».
Au-delà, la BCE et les banques centrales nationales doivent pouvoir financer directement les déficits publics par création monétaire. Elles doivent pouvoir le faire à partir d’objectifs économiques, sociaux et écologiques démocratiquement débattus et décidés. Pour contourner les traités européens actuels – les changer nécessite l’unanimité des États –, cela pourrait passer par la création d’un établissement financier dédié à cet effet, comme dans le cas français la Banque publique d’investissement, qui demanderait un prêt auprès de la Banque centrale. Cela est explicitement autorisé par l’article 123-2 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Concernant le stock de la dette existant, la BCE pourrait le racheter sur le marché secondaire, amplifiant une politique qu’elle mène depuis la crise. La politique monétaire doit redevenir l’objet de débats politiques et de décisions démocratiques au niveau national comme au niveau européen et les politiques économiques européennes doivent être réellement coordonnées afin d’éviter le chacun pour soi.
Deux objections sont soulevées à cette proposition. La première brandit le spectre de l’inflation. Une création monétaire incontrôlée serait porteuse d’une inflation qui le serait aussi. Remarquons d’abord que cette menace n’est pas évoquée lorsque la BCE déverse des milliers de milliards d’euros dans le système bancaire. Mais, outre qu’il ne s’agit pas dans cette proposition d’une création monétaire incontrôlée, mais au contraire politiquement et démocratiquement contrôlée, cet argument s’appuie sur la vieille théorie quantitative de la monnaie qui relie directement accroissement de la masse monétaire et inflation. Or, contrairement à ce qu’affirme cette théorie, il n’y a aucun effet d’automatisme en la matière. L’effet d’un accroissement de la masse monétaire dépend essentiellement de l’utilisation qui en est faite et de la manière dont elle est répartie. Une création monétaire qui permet la création d’une richesse nouvelle n’est pas inflationniste. Au-delà, durant les «Trente glorieuses», les pays européens ont vécu avec un peu d’inflation et cela ne les a pas empêchés de connaître une certaine prospérité économique[6]. Un peu d’inflation n’aurait d’ailleurs pas que des effets négatifs car cela aiderait au désendettement des ménages et des entreprises.
La seconde objection est politique et met en avant le fait que cette solution est aujourd’hui refusée par la plupart des pays européens et notamment l’Allemagne. Elle renvoie à la stratégie. Cette nouvelle politique monétaire constituerait une rupture avec l’emprise des marchés financiers. Elle suscitera donc l’opposition des gouvernements conservateurs ou de ceux dominés par le social-libéralisme. Un gouvernement progressiste devrait alors engager un bras de fer avec les autres gouvernements européens comme cela s’est fait à de nombreuses reprises dans l’histoire de la construction européenne. Il devrait prendre des mesures unilatérales en rupture avec les traités européens. D’un point de vue juridique, un tel gouvernement pourrait s’appuyait sur le «compromis de Luxembourg» qui prévoit que les États peuvent déroger aux règles européennes s’ils estiment que leur «intérêt vital» est en jeu. Cette clause dite de l’opt out a d’ailleurs été utilisée par certains pays européens (le Royaume-Uni, la Pologne, la Tchéquie) pour refuser l’application de la Charte des droits fondamentaux intégrée au traité de Lisbonne. Ce gouvernement s’adresserait aux peuples européens en tenant un discours prônant la construction d’une Europe démocratique et sociale et en refusant que les populations payent le prix de la crise. Nul doute que l’écho en serait important et permettrait de créer un rapport de forces au niveau européen.