À rebours de l’idée de spécificité française, le parti pris d’une comparaison intégrative permet de mettre en avant les convergences qui existent dans le processus d’« invention » des services publics en Europe. En dégageant les constantes et les variantes de cette construction, Louise Gaxie cherche à identifier les composantes d’un concept commun de services publics appréhendé dans sa complexité et dans ses devenirs.
Si l’on définit les services publics comme des activités qui visent à fournir des prestations aux membres d’une collectivité et qui, en raison de leur importance au regard de l’intérêt général et de la satisfaction des besoins considérés comme fondamentaux, sont organisées, contrôlées et parfois même gérées directement par les autorités publiques, il est indéniable que les pays européens ont développé de tels services au cours de leur histoire. Il existe aussi une sorte d’idée intuitive partagée par les Européens sur ce que recouvrent les activités de services publics (distribution d’eau, assainissement, transports en commun, éducation, moyens de communication, énergie, santé, culture, etc.). On peut donc se demander pourquoi la spécificité française en matière de services publics semble à ce point être une évidence incontestable. La clé d’explication réside dans le fait que le point de référence des comparaisons est bien souvent la notion juridique de service public et non le phénomène social que constitue la mise en place des services publics en Europe, c’est-à-dire la réalité à laquelle ils renvoient. Or, l’importance des systématisations doctrinales[1] comme la diversité des fonctions juridiques[2] que cette notion remplit dans le droit français constituent à n’en pas douter une spécificité[3]. Ce point de départ ne peut donc conduire qu’à mettre en exergue les différences. Le parti pris de la « comparaison intégrative » que nous avons retenu invite, à l’inverse, à rechercher les convergences, les constantes comme les variantes.
Une telle démarche dépendant énormément du travail des autres chercheurs, nous sommes partis des faits collectés dans les travaux comparatifs de diverses disciplines étudiant les activités retenues, sur les deux derniers siècles[4]. En mettant en relation ces connaissances, nous avons dégagé, au-delà des spécificités des trajectoires historiques de chaque pays[5], des tendances et des contextes structurels dans les processus ayant conduit à la construction sociale des services publics. S’inspirant de Gilles Deleuze et Felix Guattari pour qui tout concept se définit par ses composantes[6], a une histoire et un devenir, nous avons cherché à systématiser les composantes d’un concept commun de service public en Europe et à mettre en exergue une histoire partagée de cette construction sociale.
Un processus similaire d’« invention » renouvelée des services publics
Dans les processus historiques ayant conduit à l’institutionnalisation des services publics, on peut repérer l’émergence initiale de prises de conscience quant à la nécessité d’agir pour répondre aux problèmes et besoins sociaux. Ces prises de conscience sont souvent provoquées, accélérées ou confortées par des acteurs très divers qui jouent le rôle de « conscientisateurs », d’« entrepreneurs de cause »[7] ou de « normes »[8]. À titre d’illustration, les médecins, les hygiénistes, les enquêteurs, les réformateurs sociaux, les inventeurs, les ingénieurs, les scientifiques ou encore les pétitionnaires, ont, chacun à leur manière, joué un rôle central dans la prise de conscience de l’urgence d’adopter des solutions d’envergure pour lutter contre l’insalubrité dans les villes et éviter la transmission de maladies (notamment du choléra) par l’eau contaminée.
Des coalitions de causes et d’intérêts se développent et poussent aux transformations. Elles contribuent à la subjectivation de la construction sociale de ces besoins, c’est-à-dire au développement de représentations partagées permettant de les concevoir comme des « problèmes » sociaux sur lesquels on peut agir. Elles rencontrent généralement des résistances et affrontent des coalitions adverses et des contre-mobilisations. En matière d’éducation, le développement de l’école primaire à temps plein a rencontré bien souvent l’opposition d’une partie des employeurs qui voyaient disparaître une main-d’œuvre bon marché apte à certaines tâches, mais aussi de familles qui pouvaient redouter la perte d’un revenu pour le foyer[9].
Les coalitions de causes soutenues par des aspirations sociales et des luttes collectives débouchent sur le développement d’organisations qui vont participer à la constitution de mondes d’objets sociaux, c’est-à-dire d’un ensemble d’éléments qui font exister une réalité. Par objets, nous évoquons aussi bien des objets matériels (bâtiments, infrastructures, réseaux, fournitures, etc.) que des objets symboliques (principes, connaissances, inventions techniques, demandes sociales, croyances, etc.) et juridiques (normes, droits, obligations, financements, organisations, etc.). Ces constructions de mondes d’objets sont – comme toutes les grandes institutions sociales (marchés, États, etc.) – collectives, diffuses, décentralisées, incrémentales et évolutives. Se développant initialement sans que leur concept soit présent et sans plan préconçu, elles s’effectuent dans le tâtonnement et les conflits d’intérêts et sont traversées de contradictions (fonction de socialisation versus sélection pour l’école par exemple).
Une « naturalisation » partagée de la satisfaction de besoins considérés comme fondamentaux
C’est dans ces processus que s’institutionnalisent les services publics. Ils deviennent des « faits sociaux » objectifs, dont on peut étudier les impacts sur les modes de vie. L’appropriation de leur usage par la population est telle qu’il devient « naturel » d’y avoir accès. Par exemple, il va de soi, aujourd’hui, d’avoir accès à de l’eau potable ou à des toilettes à domicile, de recevoir une éducation à temps plein au moins jusqu’au collège, et pour beaucoup bien au-delà, de pouvoir emprunter les transports en commun, ou encore d’aller porter plainte dans un commissariat. La « naturalisation » de l’usage de ces services transforme en profondeur les modes de vie et la société elle-même. En retour, cette inscription dans les mœurs engendre un processus de montée des exigences et une évolution des besoins en fonction des réponses déjà apportées, de l’accroissement des connaissances et des nouvelles problématiques. L’extension de la définition des besoins et du périmètre d’activité du service public conduit à des adaptations des mondes d’objets comme en témoigne le développement progressif des services de distribution d’eau à domicile (et non plus dans des lieux collectifs ou partagés).
Dans le processus de cette « naturalisation », se développent des croyances collectives que ces mondes d’objets sont au service du public et de la collectivité, qu’ils doivent être accessibles à tous et fonctionner de manière continue. Bien sûr, il serait naïf de croire que tous les besoins ont été satisfaits, ou également satisfaits, et que les services publics ne sont orientés que par le seul souci de répondre aux besoins du public. Mais, leur simple usage quotidien et « naturel » est une sorte de « plébiscite de tous les jours »[10], le signe et la preuve d’une adhésion collective, même si des récriminations se font parfois entendre quant à la qualité des services ou lors des grèves.
Aujourd’hui, la « naturalisation » de la satisfaction de ces besoins a conduit à les concevoir comme des standards de vie ou des normes sociales. Cela signifie que ceux qui n’en bénéficient pas sont considérés comme des « exclus » ou vivant en grande précarité. Dans le processus de juridicisation des sociétés, ces besoins sont de plus en plus appréhendés comme des droits fondamentaux et des recours contentieux sont intentés permettant d’avancer judiciairement sur la question de leur effectivité.
Un interventionnisme public indispensable dans cette institutionnalisation
Compte tenu de leur impact sur le domaine public, de leurs atteintes à la propriété privée et de l’intuition de leur caractère potentiellement structurant, l’établissement des services publics justifie que, dès les origines, les autorités publiques aient considéré nécessaire d’exercer leur maîtrise sur la mise en place des mondes d’objets matériels en prenant des décisions préalables d’habilitation pour établir le service. Cette maîtrise publique s’étend ensuite à l’exploitation des services. Des obligations envers le public ont partout été définies. Au-delà des garanties de sécurité, des conditions en matière de continuité, d’égalité d’accès, d’adaptabilité et de qualité sont présentes dès l’origine[11]. Bien sûr, les conditions ne cesseront de se renforcer au cours du XXe siècle (il suffit, pour s’en convaincre, de comparer les conditions de transport aujourd’hui à celles du XIXe siècle). À toutes les époques, des mécanismes de contrôle ont été institués pour permettre de vérifier le respect de ces conditions.
Des capitaux considérables ont dû être mobilisés pour établir, entretenir les services et répondre à ces obligations. Si les capitaux privés ont été importants, les financements publics ont été colossaux[12]. Sans eux, la généralisation de l’accès au service sur l’ensemble des territoires, à toutes les populations n’aurait pas été possible. Ils ont permis de répondre à des besoins non suffisamment rentables ou non solvables, de mettre en place la gratuité de certains services (police, éducation obligatoire) et des mécanismes de redistribution. Aujourd’hui encore, ils continuent d’être massifs et considérés comme nécessaires par l’Union européenne qui souhaite les circonscrire aux « compensations des obligations de service public ». Mais la tendance actuelle à la diminution des dépenses et dettes publiques a des conséquences sur les investissements, la qualité des services, ou encore sur leurs coûts en augmentant la part payée par les utilisateurs au détriment des mécanismes de redistribution que permet le financement par les contribuables.
Des variantes dépendant davantage des époques que des pays
Face à ces constantes qui ne se limitent pas à de simples similitudes et que l’on peut assimiler à des composantes d’un concept commun de service public, deux grandes variantes peuvent être dégagées qui dépendent davantage des époques que des pays et qui concernent plus spécifiquement les services à caractère industriel et commercial[13] : l’acceptabilité de la fourniture directe de services par des autorités publiques et l’effectivité des principes de concurrence. Pour les décrire, nous distinguons trois grandes périodes que nous abordons comme des idéaux types : la période « libérale », qui caractérise une partie du XIXe siècle ; la période « sociale », qui débute dans le dernier quart du XIXe siècle et donnera naissance à l’État providence ou Welfare State ; et, depuis les années 1980, la période « néolibérale », au sein de laquelle le consensus politique et social de la période antérieure est remis en cause par la volonté de généraliser les mécanismes concurrentiels.
À l’époque « libérale », la fourniture publique de services à caractère industriel et commercial est plutôt contestée, sauf en cas de carence manifeste de l’initiative privée. Au-delà de ses pouvoirs de réglementation, l’intervention publique est en effet considérée comme légitime quand elle est subsidiaire et qu’elle vient en soutien à l’initiative privée qui serait plus apte à gérer ces services. Néanmoins, au fur et à mesure de la reconnaissance collective de la nécessité de généraliser l’accès aux services, la carence est apparue avec une évidence croissante (absence de personnes privées pour établir et/ou exploiter les services, difficultés contentieuses avec les concessionnaires, etc.). De son côté, l’effectivité de la concurrence est, en quelque sorte, constitutive de la mise en place de ces services, même si elle a rencontré assez rapidement des obstacles, notamment dans les services en réseau du fait de l’impossibilité de démultiplier les infrastructures (« monopole naturel ») pour des raisons d’espace et de coût. Les phases de spéculation, les crises économiques et financières à répétition, les pratiques d’entente, la tendance à l’écrémage du marché et à la concentration (constitution de « trusts » particulièrement critiqués), la montée en puissance de la question sociale, des conflits sociaux et de l’aspiration à l’égalité, l’importance des financements publics, ou encore la volonté de socialiser les profits sont autant de facteurs à l’origine de la remise en cause du modèle libéral initial, dont la crise profonde a été constatée et commentée par nombre de ses contemporains.
La préoccupation de la concurrence est alors passée au second plan, quand elle n’a pas, bien souvent, disparu avec le développement des monopoles publics locaux et nationaux marquant l’élargissement du consensus sur la fourniture directe de services par les autorités publiques. Ces transformations marquent le passage à la période « sociale ». Dans les services publics locaux, le mouvement de municipalisation (« socialisme municipal »), initié par l’Angleterre, se développe dans nombre de pays européens et prend des formes institutionnelles variées (régie directe, entreprises municipales à statut privé, etc.). Faisant figure d’exception, la France ne rejoindra pleinement ce mouvement général qu’après la Première Guerre mondiale sans abandonner pour autant la gestion déléguée (la concession) dont elle est le pays inspirateur. Dans les services en réseau à caractère national, le consensus sur la légitimité de leur nationalisation s’amplifie avant que leur gestion en monopoles publics ne devienne la norme autour de la Seconde Guerre mondiale.
L’obsession de la concurrence à l’époque néolibérale
Avec l’avènement de la période « néolibérale », la fourniture publique de service est l’objet de nombreuses critiques (lourdeurs bureaucratiques, manque d’efficacité et de transparence, etc.) même si elle est autorisée, les traités européens consacrant la « neutralité » vis-à-vis des régimes de propriété[14]. L’Angleterre sera pionnière dans la remise en cause du consensus antérieur en se lançant, dès les années 1980, dans un processus de transformation en sociétés anonymes, de privatisation et de démantèlement des anciens monopoles nationaux. L’ensemble des pays européens suivra ce mouvement – toujours en cours – à partir des années 1990. Quand les entreprises restent à capitaux majoritairement publics, elles doivent calquer leur gestion sur celle des entreprises privées (impératifs de rentabilité, critères de performance, financiarisation, etc.) ce qui transforme en profondeur les modes d’intervention publique. De surcroît, qu’elles soient publiques ou privées, les entreprises sont soumises par principe aux règles de la concurrence[15]. À partir des années 1990, des cadres juridiques et institutionnels contraignants vont être élaborés afin de « façonner politiquement des rapports économiques et sociaux régis par la concurrence »[16], devenue le moteur de « modernisation » des services publics. Dans cette logique, les utilisateurs ou usagers sont dorénavant considérés comme des consommateurs, incités à maximiser leur intérêt propre en choisissant entre différentes offres, cette « pression » étant considérée comme le meilleur moyen d’améliorer la fourniture des services. Des segments toujours plus nombreux des activités de service public sont externalisés permettant de développer les logiques du marché. L’encadrement juridique des concessions passe notamment par la diminution de la durée des contrats qui induit leur remise plus fréquente sur le marché[17]. La volonté de déployer la « concurrence dans le marché » dans les grands services en réseaux[18] se traduit par la séparation des infrastructures et de l’exploitation (et donc le démembrement des anciens monopoles), l’instauration de mécanismes permettant de répartir l’accès aux infrastructures ou encore la création d’autorités de régulation.
Pourtant, l’effectivité des principes de la concurrence rencontre toujours d’importantes limites dans les services publics tandis que le déploiement des logiques de marchés a des conséquences profondes sur leur fonctionnement : minoration du long terme, des aspirations à l’égalité d’accès ou encore de l’importance des mécanismes de péréquation et de redistribution indispensables pour répondre aux besoins non solvables ou non suffisamment rentables. Partout, ces évolutions rencontrent des résistances et se situent en rupture avec les valeurs et représentations qui ont marqué une grande partie de l’histoire convergente des services publics.
Histoire sociale tendanciellement commune aboutissant à la croyance partagée que les mondes d’objets mis en place sont au service du public et de la collectivité, qu’ils doivent être accessibles à tous, sur tout le territoire et fonctionner de manière continue, importance de la maîtrise publique et du financement public tant de l’établissement que de l’exploitation du service, enjeux conflictuels autour du degré d’acceptation de la fourniture publique de service et de la part de concurrence effective : ces différentes composantes apparaissent comme un moyen d’articuler un ensemble d’éléments politiques, sociaux, économiques et juridiques sous un même concept commun. Néanmoins, les conséquences des transformations néolibérales sur la concrétisation de l’objectif d’égalité d’accès au cœur du concept commun de service public posent la question de son devenir. Au regard de l’impact des services publics sur les modes de vie, elles posent également la question du devenir de la cohésion sociale et territoriale des sociétés européennes.