Pour caractériser le racisme et mettre l’accent non plus seulement sur le racisme comme idéologie structurée mais comme phénomène social produisant des inégalités de résultats, les notions de « racisme systémique », « racisme institutionnel » ou encore « racisme structurel » ont fait leur apparition dans le débat public. Toutefois, la polysémie de ces expressions, investies de significations différentes selon les approches individualistes (qui fondent le racisme dans les croyances, attitudes ou actions individuelles) et non-individualistes (qui placent l’accent sur le fonctionnement concret d’institutions et de mécanismes sociaux hiérarchisant des groupes en fonction de leur assignation raciale) induit leur télescopage dans les usages qui en sont faits par des acteurs politiques. Le philosophe Vincent Aubert, auteur du récent Dis, c’est quoi le racisme ?, fait ici une typologie des différentes acceptions de ces expressions pour clarifier et circonscrire leur portée.
Le débat actuel sur l’existence du « racisme systémique » est particulièrement confus. Au-delà de la difficulté de débattre d’un sujet sensible et de son instrumentalisation par des acteurs politiques, la faute en revient selon moi aux malentendus et aux erreurs de raisonnement qui découlent de la coexistence de plusieurs définitions de la notion de racisme systémique. L’objectif de cet article est de contribuer à la clarification du (débat sur l’existence du) racisme systémiqueen distinguant et en expliquant la logique de ces différentes définitions. Les notions de « racisme institutionnel » et de « racisme structurel » étant souvent considérées comme synonymes de celle de racisme systémique, la typologie qui suit est également proposée afin de clarifier ces notions.
Les définitions individualistes du racisme
Plusieurs acceptions actuelles du racisme systémique comprennent le racisme dans un sens qu’on qualifie d’« individualiste » (ou de « basé sur l’agent »). L’idée est que le racisme se manifesterait fondamentalement au niveau des individus et, selon la définition considérée[1], le racisme renvoie respectivement à :
(1) Certaines croyances identifiées par leur contenu propositionnel, comme la croyance non seulement que des races[2] humaines existeraient mais également que certaines seraient inférieures[3] à d’autres.
(2) Certaines attitudes comme celles allant de l’indifférence raciale à la haine raciale, en passant par l’hostilité/l’antipathie raciale.
Les croyances et attitudes qui apparaissent dans ces définitions peuvent être conscientes comme inconscientes et, lorsqu’on travaille avec elles, on se permet également de qualifier d’autres choses de « racistes », par exemple des actes (des lois, des politiques etc.), en toute rigueur dans un sens dit « dérivé », lorsque ces actes sont motivés, respectivement, par ces croyances ou ces attitudes.
(3) Tout ou partie des cas de discrimination raciale, directe et négative, c’est-à-dire des cas dans lesquels une personne est désavantagée par rapport à d’autres sur la base de son assignation à une prétendue race. Dans le débat académique contemporain, les définitions de ce type limitent en général le racisme à la discrimination motivée, fût-ce inconsciemment, par les croyances et/ou les attitudes précédentes.
Dans la suite, je parlerai de « racisme individualiste » pour désigner le racisme compris au moyen d’une de ces trois définitions. Il s’avère alors que plusieurs acceptions de la notion de racisme systémique en font un type particulier de racisme individualiste, autrement dit du racisme individualiste qui vérifie une ou plusieurs conditions supplémentaires.
Le racisme systémique comme type particulier de racisme individualiste
Je commence par une acception qui permettra de rendre plus concrète la manière dont le racisme individualiste peut se manifester, par exemple au sein d’institutions comme la police. Elle fait du racisme systémique ce qui est plus souvent considéré dans le débat académique comme une acception possible du racisme dit « institutionnel ». Il s’agirait du racisme individualiste qui se manifeste dans les opérations et/ou la constitution d’une institution (sens 1).
Une institution ce sont des règles, des procédures, des missions, des politiques, des pratiques, des coutumes… Et des fonctions, occupées par des personnes. Je continue avec le cas de la police mais mon propos est adaptable à d’autres institutions comme les entreprises ou le système judiciaire (éducatif, de santé etc.). Pour qu’il y ait du racisme systémique dans la police, selon l’acception considérée, il suffirait donc qu’il y ait du racisme individualiste dans les opérations de la police, par exemple dans les contrôles, les arrestations ou les enquêtes. Motivé par l’hostilité raciale, un policier manquerait par exemple de politesse à un automobiliste lors d’un contrôle routier. On pourrait également conclure au racisme systémique s’il y avait du racisme individualiste dans la constitution de la police, c’est-à-dire au niveau de certaines de ses règles (procédures, missions, etc.). La croyance dans l’infériorité d’une prétendue race serait par exemple à l’origine de ces règles ou bien les maintiendraient en place.
Comme le racisme individualiste existe aujourd’hui au sein de la police, au moins lors de certaines de ses opérations, le racisme systémique y existe dans le sens très faible que nous avons jusqu’à présent considéré. Ceci étant dit, d’autres acceptions du racisme systémique qui en font un type particulier de racisme individualiste me semblent aujourd’hui plus répandues et elles ne se contentent pas de l’existence du racisme individualiste dans les opérations et/ou la constitution d’une institution. Elles font en effet du racisme systémique le racisme individualiste qui est « systémique »dans un des sens dans lesquels on parle par exemple d’un « problème systémique » ou d’une « violation systémique des droits de l’Homme ». On combine donc une définition individualiste du racisme avec une définition de ce qu’est un phénomène systémique et, selon la définition considérée, le racisme systémique renvoie alors à un racisme individualiste qui vérifie une voire plusieurs des conditions suivantes :
- Il est répandu voire endémique (sens 2a).
- Il résulte d’une organisation institutionnelle délibérée (sens 2b).
- Il n’est pas activement ou suffisamment combattu par une institution (sens 2c).
- Il est partiellement causé par le cadre institutionnel dans lequel les individus évoluent (sens 2d).
Trois choses sont à ne pas oublier, afin de ne pas manquer des instances du racisme individualiste qui constitue la matière de ces définitions du racisme systémique. Le racisme individualiste peut tout d’abord être inconscient et la constitution d’une institution ne se limite ensuite pas à des choses qui sont formalisées ou écrites. Enfin, une règle (une politique, une procédure, etc.) peut être raciste dans le sens individualiste sans faire la moindre référence (explicite ni même implicite) à la notion de race. Supposons par exemple qu’un test éliminatoire de natation fasse partie du concours d’entrée dans la police et qu’il soit appliqué de manière impartiale. Nulle référence à la race mais le test pourrait quand même être raciste dans le sens individualiste, par exemple s’il avait été choisi dans le but de nuire aux membres d’une prétendue race, dans la croyance que les mauvais nageurs sont surreprésentés au sein de ce groupe.
Plusieurs acceptions du racisme systémique coexistent donc dans nos sociétés mais ce n’est pas tout car il manque encore un ensemble d’acceptions de cette notion. Alors que le racisme systémique renvoyait pour le moment à des types particuliers de racisme compris dans un sens individualiste, ces acceptions comprennent le racisme dans d’autres sens vers lesquels je me tourne à présent.
Une autre approche du racisme (systémique)
Les définitions individualistes du racisme ne sont pas les seules définitions qu’on rencontre aujourd’hui dans le débat public et académique. D’autres définitions ont même le vent en poupe et elles se distinguent des définitions individualistes en permettant de qualifier de « raciste » des phénomènes sociaux en raison du fait qu’ils produisent, maintiennent ou renforcent certaines inégalités raciales[4]. Ces définitions se séparent ensuite sur les inégalités raciales à prendre en compte et les définitions les plus académiques sont en général restrictives. Certaines retiennent les inégalités raciales qui portent sur un ou plusieurs avantages particuliers tandis que d’autres caractérisent les inégalités pertinentes au moyen du concept d’injustice (inégalités raciales injustes, inégalités raciales portant sur des injustices etc.). Quoi qu’il en soit, un phénomène social, par exemple une technique d’interpellation de la police ou bien le genre de test de recrutement évoqué plus haut, sera qualifié de « raciste » s’il a certaines conséquences, plus précisément s’il crée, maintient ou renforce les inégalités raciales retenues. Attention, cela peut très bien se produire alors même que le phénomène social est totalement exempt de racisme individualiste, s’il discrimine une catégorie non-raciale (ex : les mauvais nageurs) au sein de laquelle les membres de certaines prétendues races sont surreprésentés. C’est important de le garder à l’esprit afin de ne pas manquer des instances de ce racisme non-individualiste mais, aussi, afin de procéder correctement à leur évaluation morale puisque, dans ce cas de figure, elles ne méritent pas la réprobation morale attachée au racisme individualiste : que valent dès lors leurs éventuelles conséquences désirables (ex : des policiers qui savent bien nager) face à leur impact sur telles inégalités raciales ? A supposer par contre que le phénomène social soit raciste dans tel sens individualiste – par exemple, de l’hostilité raciale en est à l’origine – il sera en plus raciste dans un autre sens, en raison, non pas de son origine, mais de ses conséquences… Et c’est cet autre sens du racisme que certains ont à l’esprit lorsqu’ils accusent la police et d’autres institutions de racisme systémique (ou « structurel », « institutionnel »).
Y a-t-il du racisme systémique quelque part, par exemple dans la police ? Selon les acceptions du racisme systémique qui complètent la typologie[5] proposée dans cet article, la question est de savoir si la police, de par son fonctionnement, crée, maintient ou renforce certaines inégalités raciales (sens 3).
Qu’est-ce que le racisme systémique ?
Autant de définitions, autant de questions à ne pas occulter
Le racisme systémique existe-t-il aujourd’hui en France, par exemple dans la police ? Suivant la définition que l’on retient, on ne répond pas à la même question et cela engendre aujourd’hui malentendus et erreurs de raisonnement dans le débat public[6]. C’est d’autant plus regrettable que le degré de désaccord sur le fond est peut-être moins grand qu’il n’y paraît et qu’il y a là autant de questions importantes, qui pâtissent aujourd’hui de la place prise par la notion de « racisme systémique », alors qu’on peut les formuler pour débattre et avancer sans forcément faire référence à cette notion. A quel point le racisme individualiste est-il répandu dans la police ? Dans quelle mesure est-il causé par le cadre institutionnel dans lequel évoluent les policiers ? Est-il organisé délibérément par l’institution ou le gouvernement et, si ce n’est pas le cas, est-il suffisamment ou au moins activement combattu ? Et, quel que soit le degré d’implication du racisme individualiste, quelles sont les conséquences du fonctionnement de la police sur les inégalités raciales de nos sociétés ?