Depuis presque vingt ans, gouvernement après gouvernement, les vagues successives de réforme qui s’abattent sur l’université française érodent avec constance les fondements du service publique de l’enseignement supérieur. Les logiques entrepreneuriales s’y sont largement diffusées à mesure que les normes évaluatives du nouveau management public accéléraient la mise en concurrence des formations et des établissements. Dans cet article, Christophe Voilliot revient sur la professionnalisation des présidents d’universités et la transformation des activités liées à leur fonction, de plus en plus autonome. Il y présente de manière critique les dernières recommandations de la Cour des comptes qui prône un renforcement de l’autonomie de gestion des universités, confiée à des managers.
Depuis l’adoption de la loi sur la responsabilité des universités (LRU) à l’initiative de Valérie Pécresse en 2007[1], les universités françaises ont été marquées par une présidentialisation qui ne s’est jamais démentie. Dans le cadre de cet article, je souhaiterais revenir dans un premier temps sur cette période qui a coïncidé avec une augmentation significative du nombre d’étudiants et une détérioration matérielle objective des conditions de travail dans les établissements d’enseignement supérieur[2]. La seconde partie sera consacrée aux préconisations récentes de la Cour des Comptes et aux risques qu’elles font peser sur le service public de l’enseignement supérieur.
Les présidents des universités sont-ils encore nos collègues ?
Je souhaiterais commencer ici par une anecdote. Il y a une dizaine années, le président de l’université au sein de laquelle j’organisais un colloque avait été invité, comme il est de coutume, à prononcer une allocution de bienvenue. C’est à cette occasion que j’entendis pour la première fois un président élu dans le cadre de la LRU se présenter lui-même comme un « ancien » professeur des universités devenu président… À sa manière, il avait parfaitement résumé la situation à laquelle les universitaires sont désormais confrontés : les présidents d’universités se comportent de moins en moins comme leurs collègues et de plus en plus comme des managers qui endossent la charge de « piloter » un service public en crise programmée par l’austérité budgétaire prolongée.
Ce processus de professionnalisation résulte bien entendu d’un accroissement de leurs compétences. Mais l’énumération de ces dernières ne saurait suffire à comprendre la logique dans laquelle ils (ou elles) les exercent. Sans le formuler explicitement, les réformes législatives successives qui ont prolongé la LRU, en particulier la loi dite « Fiorasio » de 2013[3], l’ordonnance de 2018[4] et la récente loi de programmation sur la recherche (LPR)[5], ont établi des barrières à la fois matérielles et symboliques entre les présidents et la communauté académique dont ils sont pourtant issus. Il y a un style de vie présidentiel qui s’apparente désormais à celui d’un élu territorial de premier rang. Secondé par son directeur de cabinet et un aréopage de chargés de mission, un président d’université navigue désormais entre rendez-vous officiels et visites protocolaires, bien loin des amphithéâtres ou des paillasses qui constituaient auparavant son environnement quotidien. Bénéficiant au surplus de primes substantielles, il ne se considère plus comme un primus inter pares mais bel et bien comme un « chef »[6] à qui ses subordonnés doivent rendre des comptes. Qui plus est, sauf s’il est en fin de carrière, il est confronté à un problème structurel : comment échapper au retour à l’ordinaire ? Comment rester dans le monde enchanté des managers dont on a apprécié les délices ? Fort heureusement, il existe d’autres postes présidentiels (CoMUE, fondations, universités numériques, etc.) et de recteurs qui n’attendent que leurs titulaires et dessinent ainsi des possibilités de carrière qui expliquent pourquoi les présidents d’université cessent très vite d’être nos collègues…
Cette situation est aggravée par l’affaiblissement des contre-pouvoirs au sein des universités. La multiplication des établissements expérimentaux, dont une partie des statuts peuvent déroger désormais aux règles du Code de l’éducation, s’est traduite par la diminution des élus représentant les personnels et les étudiants au sein des conseils d’administration ou des conseils académiques. La multiplication au sein de ces conseils de personnalités extérieures – dont l’activité se limite le plus souvent à laisser une procuration au président – a transformé ces instances en véritables chambres d’enregistrement[7]. Bien souvent, les décisions les plus importantes sont prises ailleurs, en particulier dans le cadre des « dialogues de gestion » qui sont des lieux particulièrement opaques de négociation qui ont été généralisés à l’initiative de Frédérique Vidal.
Un dernier facteur doit être mis en évidence pour expliquer ce processus de présidentialisation des universités. Les associations et surtout les fusions d’établissement ont donné naissance à des monstres bureaucratiques et à l’apparition d’une technocratie qui éloignent jour après jour les centres décisionnels du quotidien des personnels. Cet abandon de la proximité est douloureusement vécu par les universitaires qui découvrent à cette occasion qu’ils sont désormais des agents d’exécution de décisions politiques qui leur échappent. Inversement, beaucoup de décideurs politiques se félicitent de pouvoir désormais s’adresser à un quasi-homologue plus à même d’accepter et de faire accepter les douloureuses réalités de la paupérisation de l’enseignement supérieur.
Le programme présidentiel de la Cour des comptes
Depuis plusieurs années, la Cour des comptes est devenue un « lieu neutre » où s’élabore l’idéologie dominante[8] et désormais les programmes « raisonnables » pour l’élection présidentielle. Une note récente publiée par cette institution propose ainsi aux candidats à cette élection de s’engager dans une nouvelle étape de la déstructuration de l’enseignement supérieur public[9].
La Cour propose d’aller de l’avant dans la marche forcée vers l’autonomie en confiant désormais aux établissements la maîtrise des recrutements et la gestion des promotions et des évolutions de carrière de ses personnels qui jusqu’à présent relevaient de corps de la fonction publique d’État au prétexte que « la gestion des carrières des personnels administratifs par les rectorats et le ministère de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation prive […] les chefs d’établissement de leviers essentiels en matière de management ». Cette réforme pourrait même conduire à fusionner les corps de chercheurs et d’enseignants-chercheurs afin de pouvoir soumettre les premiers à l’autorité des présidents d’université alors qu’ils relèvent jusqu’à présent pour leur carrière de différents organismes de recherche (CNRS, INSERM, etc.).
L’autre enjeu serait de confier la gouvernance des universités à des managers et non plus à des enseignants-chercheurs dont la Cour note qu’ils ne « sont en rien préparés aux responsabilités qu’ils exercent ». Quant aux directeurs généraux des services (DGS), ils doivent devenir les « maillons essentiels d’une gouvernance éclairée » alors qu’en l’état ils « sont encore trop souvent relégués à un rôle subalterne ». Il n’est pas très compliqué de voir la logique de cette nouvelle architecture : un président d’université doté de pouvoirs renforcés s’appuyant sur des services centraux eux-mêmes dirigés de main de fer par un DGS omnipotent. Ce serait l’abandon définitif du principe de collégialité qui est au cœur même de l’institution universitaire depuis la période médiévale[10] au profit d’un modèle présidentialiste autoritaire. De plus, ce que la note de la Cour des comptes propose c’est d’instaurer une concurrence accrue entre les établissements afin de stimuler leur aptitude à mobiliser des ressources extérieures. Les moins chanceux devront se contenter du statut de « collège universitaire », les vainqueurs de cette séquence darwinienne pourront quant à eux accéder à celui d’université d’excellence !
Il n’est pas très compliqué de deviner quel candidat à l’élection présidentielle pourra mettre en œuvre ce programme. Nul mieux sans doute qu’un président de la République en exercice pour apprécier le souhait des présidents d’université de disposer de pouvoirs supplémentaires ! Les présidents d’université sont pourtant loin d’être unanimes à cet égard[11]: si tous souhaitent des moyens supplémentaires, une partie d’entre eux restent attachés à un modèle de service public et à la nécessité de maintenir ce service public de l’ESR sur l’ensemble du territoire, outre-mer inclus. Il est donc souhaitable que les forces politiques et syndicales qui s’opposent à cette présidentialisation des universités fassent entendre leur voix au cours de l’année 2022.