Lecture en cours
Détruire les connaissances

Détruire les connaissancesTemps de lecture : 6 minutes

Billet du 10 avril 2025

 

Dans mon billet du 6 mars, j’analysais la police du langage que le gouvernement de Trump mettait en place, en supprimant un ensemble de mots issus des champs sémantiques du changement climatique, de l’inclusion ou de l’égalité.

Allons un peu plus loin. Car ce ne sont pas seulement des mots qui furent interdits, mais plus encore ce sont des milliers de données scientifiques qui sont en train d’être détruites.

Détruire le savoir à l’ère de l’intelligence artificialisée

Depuis le 20 janvier 2025, l’administration Trump met en œuvre de façon systématique la destruction de bases entières de données scientifiques. Par exemple, l’armée américaine a dû supprimer de ses sites toute mention de ses efforts en matière de diversité. Des données épidémiologiques fondamentales pour la santé publique concernant le tabagisme, l’obésité ont disparu des sites web du Center for Disease Control.

Cette offensive contre les savoirs en matière de santé publique, de changement climatique, d’environnement, de droits des minorités constitue une perte intellectuelle non seulement pour les USA, mais aussi pour la communauté scientifique internationale, tant aujourd’hui les équipes, les laboratoires, les programmes de recherche sont transnationaux.

Comment évaluer cette destruction des connaissances ? Au plan éthique, une telle politique est indéfendable et plonge les USA dans une sombre période de décadence intellectuelle. Mais pas seulement. Avant 2025, il y eut des manifestations pour défendre la science aux USA qui, pastichant le slogan trumpiste « Make America Great Again », proclamaient que la science est source de grandeur. Des marches pour la science en 2017 au Stand Up pour la science en 2025 on entendit le slogan : « Science Makes America Great » (« La science fait la grandeur de l’Amérique »).

Marche pour la Science, 2017, Another Believer, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

Car la science, le travail des scientifiques, leurs publications et leurs données ont aussi une valeur proprement économique. C’est ce qu’écrit Caroline Gans Combe : « À titre d’exemple, le génome humain dont le séquençage initial a coûté environ 2,7 milliards de dollars en quinze ans, a généré une valeur économique estimée à plus de 1000 milliards de dollars US à travers diverses applications médicales et biotechnologiques. » (The conversation, 2 avril 2025)

Sur un plan strictement économique, la politique de destruction des données que mène Trump est contreproductive. Lui qui est guidé par la seule valeur marchande du monde semble aveuglé par ses obsessions idéologiques.

Détruire les livres

Comment ne pas penser, face à cette destruction organisée de connaissances scientifiques, à l’offensive idéologique du régime nazi dès 1933 contre les livres et les auteurs considérés « indésirables » ? Rappelons les faits.

En 1933, quelques mois à peine après la victoire de Hitler, celui-ci débuta une grande campagne d’action idéologique contre « l’esprit non allemand ». Il s’agissait de repérer dans les œuvres existantes, tout autant allemandes qu’étrangères, celles rédigées par des auteurs « indésirables ». Juifs pour beaucoup, ils ne faisaient pas montre de l’esprit allemand. Leurs écrits déclarés « nuisibles et indésirables » furent retirés des bibliothèques, interdits à la vente.

Des savoirs furent particulièrement visés comme ceux relatifs à la sexualité et aux théories de Freud. Dès le 6 mai, une équipée d’étudiants et d’officiers SS pillèrent et détruisirent la bibliothèque de l’Institut de sexologie :

Un membre de la SA et un étudiant avec des documents pillés dans la bibliothèque de Magnus Hirschfeld, directeur de l’Institut de sexologie, le 6 mai 1933. Auteur inconnu, Musée de la mémoire de l’Holocauste aux Etats-Unis. Domaine public

Quant à Freud lui-même, il fit partie de la toute première liste noire des auteurs à bannir.

À l’instar de l’Inquisition, des autodafés furent organisés dans toute l’Allemagne à partir de mai 1933. Les livres nuisibles y sont brûlés dans de grandes mises en scène et explosions de joie, comme le 10 mai 1933 à Berlin sur la place de l’Opéra :

Autodafé sur Opernplatz à Berlin, 10 mai 1933, Auteur inconnu, Musée de la mémoire de l’Holocauste aux Etats-Unis, domaine public, via Wikimedia Commons.

Sont jetés dans les flammes du bûcher des ouvrages d’auteurs désormais bannis de la culture allemande comme: Albert Einstein, Sigmund Freud, Bertold Brecht, Thomas Mann… Ils ont en commun d’être juifs, communistes, pacifistes, et ennemis de l’idéologie nationale-socialiste.

Autour de ces autodafés, ce sont des fêtes à grand spectacle qui sont offertes au peuple avec musique, chants, défilés, discours (celui de Goebbels à Berlin en mai 33).

Depuis ces grands moments de propagande, la purge idéologique se poursuivit. En 1935, le Ministère du Reich à l’Éducation du peuple et à la Propagande édita des listes de 12 400 titres et de 149 auteurs interdits en raison de leurs opinions « anti-allemandes ».

Détruire des livres. Détruire des données

Ce sont donc des listes d’auteurs et de livres à bannir qui furent élaborées par le régime nazi à partir de mai 1933 et jusqu’en 1945.

Rien de tout cela dans l’administration de Trump qui ne vise pas nommément des personnes ou des ouvrages. Les listes de mots trumpistes s’attaquent à des domaines de connaissances.

Cependant les buts sont semblables : il s’agit de détruire des connaissances qui gênent les pouvoirs en place, les faire disparaître de la conscience et de l’intelligence collectives : « l’esprit non allemand » d’un côté ; le « wokisme » et le changement climatique de l’autre.

Mais les moyens pour y parvenir diffèrent radicalement. Nous ne sommes plus en 1933 où les connaissances se diffusaient sur du papier, journaux ou livres. Désormais le savoir passe principalement par des supports immatériels. Au papier et à l’encre d’imprimerie s’est substituée l’immatérialité des bits électroniques :  la matérialité sensible et palpable face à l’immatérialité des données informatiques.

Pour détruire des livres en 1933, il avait fallu mettre en place toute une lourde organisation matérielle. D’abord, il fallait collecter les livres et les apporter sur les lieux des bûchers :

Des civils chargent des publications communistes à l’arrière d’un camion sous le regard de la police lors d’une descente dans la maison Karl-Liebknecht (siège du KPD), située sur la Buelowplatz à Berlin, mars 1933. Heinrich Hoffmann/Studio of H. Hoffmann, Musée de la mémoire de l’Holocauste aux États-Unis, domaine public.

Ensuite, la jeunesse hitlérienne et les officiers nazis ont dû déchirer ces ouvrages, arracher les pages et les jeter au feu. Pour brûler les livres, il fallait utiliser la force et l’énergie des corps : des corps qui bougent, marchent, gesticulent, hurlent et chantent, lancent de loin tous ces papiers dans les gigantesques brasiers :

Des étudiants et des membres de la SA du parti nazi jettent des livres sur un bûcher lors de la cérémonie de l’autodafé sur l’Opernplatz à Berlin, 10 mai 1933. Auteur inconnu, National Digital Archives, Domaine public.

Rien de tout cela dans nos sociétés contemporaines informatisées. Les corps ne sont plus du tout mobilisés. Il suffit de simples clics pour faire disparaitre le savoir et les connaissances. Il n’y a plus de spectacle collectif, plus de mise en scène, plus de visibilité. Dans notre univers, c’est un quelconque administrateur, anonyme, qui depuis son bureau peut anéantir des années de travail scientifique, souvent international. La destruction peut se faire à bas bruit.

Seuls remparts face à ce silence informatique et à ce nouvel obscurantisme, la parole des scientifiques eux-mêmes qui se sont rapidement organisés dans le monde entier sous le beau mot d’ordre, Stand Up for Science.

Photo d’une foule lors de la manifestation Stand Up For Science à Seattle le 7 mars 2025. LivingBetterThroughChemistry, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons.

Pour citer cet article

Josiane Boutet, «Détruire les connaissances», Lessiver les mots, Silo, 10 avril 2025. URL : https://silogora.org/detruire-les-connaissances/

 

Réagir

Si vous souhaitez réagir à cet article, le critiquer, le compléter, l’illustrer ou encore y ajouter des notes de lecture, vous pouvez proposer une contribution au comité de rédaction. Pour cela, vous pouvez envoyer votre texte à cette adresse : contact@silogora.org

AGORA DES PENSÉES CRITIQUES
Une collaboration

Mentions légales Crédits