Si la question de l’articulation entre les luttes émancipatrices est aujourd’hui majoritairement posée à partir de leur hiérarchisation, c’est, d’après Alain Policar, parce qu’elle postule qu’autour de chacune de ces luttes se constituent des groupes sociaux homogènes aux intérêts antagoniques à partir d’une seule dimension de notre existence sociale. Or, à cette approche idéaliste, caractérisant tant l’universalisme abstrait que l’affirmation de la différence collective, qui prive de substance l’idée d’humanité commune en figeant les individus dans une seule détermination identitaire, Alain Policar oppose une redéfinition des termes du débat en pensant les sujets dans l’ensemble de leurs déterminations et en posant la question politique des processus sociaux d’exclusion et de domination. Il devient ainsi possible de construire le commun dans la reconnaissance des différences et d’ouvrir la voie aux perspectives d’émancipation.
Nous partirons de l’idée simple, et généralement acceptée, selon laquelle la justice sociale doit être l’horizon des luttes. Mais nous avons bien conscience que l’acceptation du principe ne vaut pas accord sur les moyens. Or, quel que soit le choix de ceux-ci, et dans la mesure où nous ne pouvons mettre en sommeil une partie de ce qui nous constitue, les luttes pour l’émancipation ne peuvent sans inconvénients opposer classe, genre et race. L’oubli ou la subordination structurelle de l’une de ces dimensions est pourtant une tentation récurrente à laquelle, pour les uns, succomberaient les partisans de la théorie critique de la race[1] ou ceux de l’analyse intersectionnelle[2], ou, pour les autres, les défenseurs de la primauté de la lutte des classes[3]. Pourtant, comme l’a noté Chantal Jaquet, mettre en avant une identité exclusive de tout autre, c’est le contraire de la liberté, cette dernière exigeant de tisser ensemble toutes nos déterminations (de classe, de genre, de « race »)[4]. Quelles sont donc les conditions du combat pour l’émancipation qui se refuserait à privilégier une dimension de notre existence sociale ?
Il convient de se tenir à distance, à la fois, de l’universalisme abstrait (soit colorblindness) et de l’affirmation outrancière de la différence collective, dont la logique conduit à la politique de l’identité, laquelle remet en question notre commune humanité. Néanmoins, il est possible, et même souhaitable, que les différences soient acceptées sans que cette acceptation n’entraîne mécaniquement l’identitarisme, bien que le modèle républicain à la française, sans doute nostalgique de la contrainte assimilationniste[5], éprouve de fortes difficultés à distinguer les deux registres. En outre, il n’envisage le racisme qu’en tant que phénomène individuel et il ignore, et théorise son ignorance, ses aspects systémiques, c’est-à-dire son inscription dans les structures sociales. Or, le chercheur n’a nul besoin d’être militant (selon un reproche répandu dans les milieux réactionnaires) pour savoir que le racisme engendre des discriminations, qu’il stigmatise et qu’il exclut.
Déconstruire les classifications habituelles
La perspective critique se fonde dès lors sur le refus de la glorification des identités de groupe et, corrélativement, sur la nécessité de la lutte pour la redistribution. Elle a pour objectif de déconstruire les classifications habituelles, celles qui instituent l’inégalité, et de les rendre contingentes. Sa réalisation passe par la réforme des institutions, des normes, des pratiques, afin de les rendre plus inclusives, c’est-à-dire moins inégalitaires. La philosophe américaine Nancy Fraser parle, à ce sujet, d’« approches transformatives »[6] : ce qui devient important dans la non-reconnaissance, ce n’est pas la dépréciation de l’identité collective mais la subordination sociale, le statut auquel nous sommes assignés. Cette entreprise transformative implique de remplacer les normes ignorantes des différences, conçues pour correspondre aux intérêts du groupe dominant, par d’autres qui les acceptent. On met ainsi l’accent sur les sources sociales de la mésestime, sur ce qui rend impossible la participation égalitaire à la vie sociale. Car, comme Ronald Dworkin l’a défendu avec conviction, l’égalité est la vertu souveraine[7].
Cette reconstruction implique de visibiliser le caractère structurel de l’inégalité qui pèse sur les populations anciennement colonisées et/ou réduites en esclavage. On ne peut fonder le refus de la réparation, comme c’est très souvent le cas, sur le décalage temporel entre le moment où les systèmes ségrégatifs se sont mis en place et la formulation contemporaine des revendications de rétablissement de la justice. Ce serait, selon Magali Bessone, se méprendre sur la nature de ces injustices. Plutôt que de les considérer comme des « crimes historiques, datés et finis », on devrait les envisager comme « des injustices persistantes affectant la structure même, juridique, politique et sociale, de la République »[8]. L’injustice n’est pas ici appréhendée en termes individualistes (comme le ferait le droit) mais structurels : ce n’est pas le crime passé qui doit être réparé, mais nos structures institutionnelles actuelles, lesquelles restent marquées par les anciennes inégalités raciales. On pourrait rétorquer que ces dernières ont déjà été corrigées. Mais c’est précisément ce que réfute Magali Bessone : en examinant la période située entre 1848, date de l’abolition de l’esclavage, et les Indépendances, elle montre que les structures juridiques et socio-économiques de la France ont non seulement été installées par l’expansion coloniale mais qu’elles restent productrices d’injustices raciales.
N’oublions pas que l’esclavage et la colonisation ont été justifiés au nom des idéaux de la République, de sa « mission civilisatrice ». Il nous incombe dès lors de réfléchir à la possibilité d’un monde commun et aux conditions de son partage. Ainsi que l’écrit Achille Mbembe, « là où la colonisation, l’esclavage, le sexisme nous ont trop longtemps divisés, nous devons remplacer la politique de la différence par la politique de l’en-commun. Comment réarticuler les mémoires des souffrances humaines afin qu’elles deviennent toutes des éléments fondamentaux pour rebâtir le monde en commun ? Tel doit être, à mon avis, le projet »[9]. Le commun n’efface pas les différences, il les présuppose. Dans cette perspective, les revendications identitaires doivent être comprises comme la conséquence d’un déficit, voire d’un déni, de reconnaissance. Ce déficit est la marque d’une insuffisante intégration de nos passés dans une histoire commune.
Ne pas essentialiser les différences
Le passé colonial n’est donc pas un accident, une sorte d’anomalie au regard de l’universalité de nos principes. L’Occident a non seulement commis des violences inouïes, il a aussi permis la subordination des savoirs périphériques dont rend correctement compte la notion d’injustice épistémique, introduite en 2007 par Miranda Fricker. Ces injustices sont de diverses formes : on a pu parler d’injustice testimoniale pour évoquer les mécanismes qui invalident toute prise de parole en raison d’un doute sur la crédibilité de celui ou de celle qui s’exprime ou encore d’injustice herméneutique lorsque l’on manque des ressources interprétatives pour communiquer notre expérience. Cette notion a le mérite d’insister sur la dichotomie entre, d’une part, connaissances et théories produites par l’Occident et, d’autre part, ce que les « autres » proposeraient, soit religions, folklores et mythes. L’eurocentrisme est donc, pour parler comme Foucault, un régime de vérité fondé sur la confusion entre l’universalité abstraite et l’hégémonie. La critique décoloniale nous invite à prendre en considération le potentiel émancipateur de traditions de pensée considérées comme périphériques et, dès lors, à accepter un point de vue distancié sur la manière dont nous décrivons et analysons le monde.
Il serait évidemment déraisonnable de ne pas considérer les victimes comme fondées à décrire l’oppression de leur propre point de vue. Nous savons bien que de l’ouverture de l’espace discursif à d’autres publics peut surgir la conscience de nos présupposés. Nous savons également que nos intentions, aussi égalitaires soient-elles, ne sont pas immunisées contre les aveuglements liés à notre position sociale. Il n’en reste pas moins que l’idée selon laquelle toute épistémologie serait nécessairement située ne résiste pas à l’examen. On voit mal pourquoi il faudrait reconnaître comme seuls légitimes les points de vue de ceux qui subissent l’injustice. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, François Héran se demandait justement s’il fallait avoir vécu en première personne les situations que l’on prétend décrire. Si, ajoutait-il, la parole des acteurs est une donnée fondamentale, sa prise en compte n’implique pas qu’il faille discréditer, par exemple, les travaux des hommes sur la condition féminine, sans quoi il faudrait être soi-même délinquant pour s’affirmer sociologue de la délinquance ! On peut parler de la domination sans être dominé : « Il n’est pas nécessaire d’en être pour savoir ce qu’il en est ». L’appartenance de genre, la condition raciale, l’héritage social ne sauraient constituer les conditions contraignantes de l’exercice intellectuel.
Il existe une distinction fondamentale entre postuler l’égale dignité de chaque culture et affirmer l’originalité absolue de chacune d’elles, leur totale discontinuité. Le privilège exorbitant accordé à la différence, quel que soit l’aspect privilégié, est incompatible avec l’idée que l’être humain est le produit d’une multitude d’identités. Le réduire à une seule d’entre elles, c’est dissoudre sa liberté, et donc sa responsabilité. D’autant que l’on est en droit de se demander si la montée des identitarismes ne met pas en lumière autant, sinon plus, l’importance des processus sociaux d’exclusion et de domination que les besoins individuels d’appartenance et de reconnaissance.
Le droit à la différence, dès lors, ne peut déboucher que sur le droit à l’enfermement. À chacun sa culture, à chacun sa vérité, tel apparaît le slogan de ceux qui ont entrepris de remettre en question les droits humains parce que ceux-ci ont pris naissance en Occident. Ce péché originel invaliderait donc la prétention de ces droits à l’universalité. Le débat concerne l’autonomie de la raison ou, si l’on veut, le droit de juger des cultures à partir d’une définition de l’humain fondée sur son aptitude au décentrement critique. Les Lumières n’appartiennent à personne.
Le meilleur moyen de résister au pouvoir, lorsqu’il est illégitime, c’est la vérité. Car, « si les puissants ne peuvent plus critiquer les opprimés parce que les catégories épistémiques fondamentales sont inévitablement liées à des perspectives particulières, il s’ensuit également que les opprimés ne peuvent plus critiquer les puissants. Voilà qui menace d’avoir des conséquences profondément conservatrices »[10]. La vérité n’est pas située : elle est l’ultime protection dont disposent les plus faibles contre l’arbitraire des plus forts.
Pour aller plus loin :
- Alain Policar, La haine de l’antiracisme, Textuel, 2023.
- Entretien d’Edwy Plenel avec Alain Policar, « Comment l’antiracisme a été mis en procès », Mediapart,10 juillet 2023.
- Alain Policar : « L’universalisme authentique est par nécessité pluriel », l’Humanité, 6 avril 2023.