Le pouvoir du capital, c’est d’abord et essentiellement le pouvoir de décider de l’utilisation de l’argent. Dans le système capitaliste, le taux de profit constitue le critère principal pour effectuer ce choix. Si l’on veut faire émerger une nouvelle logique économique, la prise du pouvoir sur l’argent par les citoyens et les travailleurs est une tâche révolutionnaire cruciale.
Parler de révolution en 2017 ? D’un côté, le mot peut sembler démonétisé par l’usage abusif qui en est fait à tout propos. La plus vulgaire lessive se doit d’être « révolutionnaire » dans la publicité qui lui est faite, et un Emmanuel Macron, candidat des plus fermes tenants de l’ordre établi, n’a pas craint d’en faire le titre du livre qui a lancé sa campagne présidentielle.
S’attaquer aux racines de la crise
Le rapprochement avec les événements qui se produisirent il y a un siècle dans la Russie de la Première Guerre mondiale suggère toute autre chose, autrement plus grave. Les urgences sociales, écologiques, migratoires, nous donnent chaque jour des raisons de nous indigner de l’état du monde. La montée des périls financiers, politiques, militaires suffit à convaincre qu’il n’est pas gouverné comme il devrait l’être. Mais s’attaquer aux racines de la crise économique, sociale, politique, morale jusqu’à dépasser le capitalisme et le libéralisme pour construire une nouvelle civilisation ? Cela paraît hors de portée à la plupart de nos concitoyens, contrairement à ce qui a été le cas dans bien des occasions de l’histoire de France. Pire, cette option a été absente des débats électoraux de 2017, comme si l’enjeu des politiques économiques se bornait au partage des richesses, sans que la question du pouvoir exercé sur la façon de produire les richesses ne soit jamais posée.
Il faut donc partir de la crise de notre société et identifier, au-delà des souffrances qu’elle inflige et des révoltes qu’elle suscite, les potentialités révolutionnaires qui naissent de ses contradictions, et de la puissance que mettent entre les mains de l’humanité la maîtrise des techniques de partage de l’information, le pouvoir exercé sur la démographie ou le contrôle de la création monétaire. Poursuivre de façon créative l’œuvre de Marx et de ses disciples en se rendant capables d’aller plus loin qu’eux dans la critique concrète des sociétés contemporaines et des idées qui s’y expriment est dans cette entreprise une démarche qui a fait ses preuves.
La violence du capital: «les banques» et «les tanks»
Par exemple, des révolutionnaires doivent s’intéresser au « rôle de la violence dans l’histoire ». Pas seulement pour donner toute sa profondeur à la condamnation de l’usage qui en a été fait en différentes occurrences par des régimes se réclamant pourtant de l’émancipation humaine, mais aussi pour se rendre capable de combattre efficacement la violence du capital. L’actualité nous montre tous les jours combien cette violence peut être sanglante, mais elle nous montre aussi qu’elle utilise volontiers « les banques plutôt que les tanks ». Ainsi, agir avec les travailleurs et les citoyens pour prendre le pouvoir sur l’argent est une tâche révolutionnaire cruciale, tant il est vrai que jouir de la propriété des moyens de production, c’est avoir le pouvoir de décider où va l’argent des banques, l’argent des profits et l’argent public.
Décider de l’utilisation de l’argent: un pouvoir fondamental
Peut-être est-ce tellement évident qu’on n’en prend pas toujours bien conscience, mais le pouvoir du capital, c’est d’abord et essentiellement le pouvoir de décider de l’utilisation de l’argent. Acquérir des terrains, des bâtiments, des machines, des matières premières, de l’énergie ; embaucher des travailleurs et diriger leur usage de ces moyens de production ; trouver des marchés pour les marchandises ainsi produites, organiser leur vente et toutes les opérations qui s’y rattachent : tout cela se fait contre paiement en argent. Disposer d’argent avant même toute production et toute vente, c’est la condition de l’accumulation capitaliste qui imprime son rythme à l’économie mondiale depuis un demi-millénaire.
Bien plus : le but de la production capitaliste, ce n’est pas essentiellement de procurer des choses utiles à une clientèle (même si c’est là une condition indispensable à la vente des marchandises produites), mais de dégager un profit dont la destination principale est, à son tour, de venir s’accumuler au capital initialement avancé. La fonction d’un entrepreneur capitaliste est d’affecter son argent, et celui qui lui est confié par ses actionnaires ou ses créanciers, aux usages qui permettront d’accumuler le plus de profits. Lorsqu’il s’agit de choisir entre deux utilisations possibles de l’argent fonctionnant comme capital, le critère est le taux de profit : il faut choisir le projet dont on attend le profit le plus élevé pour un montant donné de capital avancé. La puissance de ce régulateur de l’économie capitaliste vient de ce qu’il guide une multitude de décisions, depuis les stratégies des multinationales jusqu’aux plus modestes projets dont est faite la vie économique d’un territoire ou d’un bassin d’emploi. Ce n’est pas que les lois de l’accumulation capitaliste empêchent tel petit entrepreneur ou tel acteur économique local de viser d’autres buts que la pure rentabilité financière : l’esprit d’innovation, le souci d’aider au développement d’une communauté ou d’un territoire existent bel et bien dans l’esprit des acteurs locaux ; mais le tissu des relations qu’ils entretiennent avec leurs clients, leurs fournisseurs et leur banque est là pour discipliner ces aspirations et placer leurs décisions dans la dépendance du critère de rentabilité.
L’importance d’intervenir à la source de la mise en circulation de l’argent
Parce qu’elles ont le privilège d’anticiper, en créant par leurs opérations de crédit la monnaie nécessaire, les productions qui résulteront de ces multiples décisions, les banques sont le vecteur principal de cette domination du critère de rentabilité capitaliste sur l’ensemble de l’économie. C’est pourquoi il est si important, si l’on veut faire émerger une autre logique économique, d’intervenir à la source de la mise en circulation de l’argent pour obliger les banques à prendre en compte d’autres critères lorsqu’elles décident d’accorder ou non des crédits aux entreprises.
Le cœur de nos propositions économiques, c’est donc la conquête de pouvoir par les citoyens pour imposer d’autres critères de gestion des entreprises et d’attribution des crédits bancaires, « du local au mondial »[1]:
Des propositions pour prendre le pouvoir sur l’argent
- dans les entreprises et les bassins d’emplois, avec le soutien de fonds régionaux pour abaisser le coût des crédits aux investissements qui sécurisent l’emploi et la formation (la puissance publique ne finance pas ces investissements, elle intervient à l’appui des luttes sociales pour obliger les banques à les financer) ;
- au niveau national avec un Fonds national pour l’emploi et la formation et avec un pôle financier public mettant en réseau des banques et compagnies d’assurances publiques pour peser sur le comportement d’ensemble du système financier, dans le cadre d’un service public du crédit au service de l’emploi et de la formation ;
- au niveau européen avec une autre utilisation de l’euro à travers une nouvelle politique monétaire : la BCE doit cesser de soutenir les banques qui financent la spéculation ; elle doit refinancer à taux zéro les crédits qui financent les investissements favorables à l’emploi, ainsi que les dépenses qui contribuent au développement des services publics ;
- au niveau mondial avec le débat sur la remise en cause de l’hégémonie du dollar et la nécessité d’une alliance avec les pays émergents et en développement pour la création d’une monnaie commune mondiale qui pourrait, techniquement, être développée à partir des droits de tirage spéciaux du FMI, et qui servirait à financer les dépenses pour les êtres humains et les services publics sur toute la planète.
Pour rester dans le ton de ce numéro de SILO, on est tenté de conclure par ce propos qui a cent ans d’âge : « Les banques, on le sait, constituent les foyers de la vie économique moderne, les principaux centres nerveux de tout le système capitaliste d’économie. Parler de la “réglementation de la vie économique” et passer sous silence la nationalisation des banques, c’est ou bien faire preuve de l’ignorance la plus crasse ou bien tromper le “bon peuple” avec des paroles pompeuses et des promesses grandiloquentes, que l’on est décidé par avance à ne point tenir » (Lénine, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, 1917).