De la grève générale révolutionnaire à la grève d’entreprise défensive, le syndicalisme français a vu son rapport à la lutte et au politique profondément se transformer. Dans cet article, Baptiste Giraud revient sur la dépolitisation progressive des stratégies syndicales, conséquence des mutations du travail et des politiques patronales, de l’atomisation des collectifs de travail et de la grande précarité de la condition salariale. Celle-ci s’est aussi nourrie de l’autonomisation vis-à-vis des partis et de l’évolution du profil des militants. Ces dynamiques redéfinissent l’usage de la grève et la capacité des syndicats à incarner une force de transformation sociale.
La grève comme socle du syndicalisme “de classe et de masse”
Par le passé, la politisation du syndicalisme français, c’est-à-dire son inscription dans des objectifs de lutte politique, a profondément contribué à structurer le rapport d’une partie de ses dirigeants et de ses militants. En même temps qu’elle assigne au syndicalisme une « double besogne » – défendre les intérêts immédiats des travailleurs et créer les conditions de leur émancipation par le renversement de l’ordre capitaliste -, la Charte d’Amiens définit ainsi la grève générale, comme le moyen et la condition nécessaire à la révolution prolétarienne.
Dans cette optique, les grèves d’entreprise sont pensées comme des grèves « partielles », servant de « gymnastique préparatoire » au déclenchement de la grève générale. À plusieurs reprises au début du XXe siècle, cet espoir échoue cependant à se concrétiser, contribuant au déclin du modèle révolutionnaire de l’anarcho-syndicalisme[1]. Le développement de relations organiques entre le PCF et la CGT-U puis, après 1945, avec une CGT devenue hégémonique dans le champ syndical contribue néanmoins au maintien d’une conception très politisée de la stratégie de la grève. La lutte syndicale n’est plus pensée comme un substitut à l’action partisane mais comme son complément et son prolongement. Il faut certes se garder de réduire de façon trop caricaturale l’action de la CGT à un simple rôle de « courroie de transmission » du PCF. La relation entre le Parti et le syndicat n’a jamais été sans friction ni résistances internes à la CGT[2]. Il n’empêche : la grève, et plus encore l’organisation de journées d’action de grèves et de manifestations (inter)professionnelles, forment le socle d’un syndicalisme de « classe et de masse ». Elles sont intégrées au répertoire d’action syndicale comme un levier pour organiser des solidarités de classe, aiguiser les consciences politiques et construire un rapport de force favorable au parti allié dans le champ politique[3].
La dépolitisation du champ syndical français
Au regard de cette histoire très politique du syndicalisme français, l’évolution de la dynamique des luttes syndicales gagne précisément à être appréhendée en lien avec la tendance, très marquée au cours de ces deux, trois dernières décennies, à la dépolitisation du champ syndical français. Cette évolution n’explique évidemment pas tout du déclin important de l’intensité des grèves, observé depuis les années 1980[4]. Les transformations du capitalisme (désindustrialisation, financiarisation), les transformations de la morphologie du salariat (augmentation de la part des cadres, techniciens et ingénieurs), son morcellement croissant et la précarisation de la condition des travailleurs subordonnés forment en effet autant d’obstacles nouveaux à la capacité des syndicats à mobiliser les salariés au moyen de la grève, indépendamment de l’évolution du rapport des syndicalistes au champ syndical. La transformation de ces liens contribue cependant aussi à éclairer les dynamiques de reconfiguration des stratégies syndicales de recours à la grève et les limites dans lesquelles elles s’inscrivent désormais.
Les effets de l’autonomisation croissante du champ syndical par rapport au champ politique se matérialisent de différentes manières. Dans les stratégies des directions confédérales, elles se traduisent d’abord dans leur volonté partagée de refuser toute forme de subordination des stratégies de mobilisation syndicale aux stratégies de la gauche partisane. Les tensions qui ont opposé la direction confédérale de la CGT à celle de la LFI dans la conduite de la mobilisation contre le projet de réforme des retraites en 2023 en sont l’ultime illustration, la première défendant, contre la tentative de la seconde d’intervenir dans le choix du calendrier et des formes de la lutte, la plus grande légitimité des syndicats à décider seuls et en toute autonomie des modalités de l’organisation de la protestation des travailleuses et des travailleurs. Après le mouvement engagé en ce sens par la CFDT dès la fin des années 1970 qu’elle avait alors fortement critiquée, la direction de la CGT, sous l’impulsion notamment de Louis Viannet dans les années 1990, s’est ainsi progressivement ralliée au principe d’une autonomie de l’action syndicale, dans ses périmètres – les espaces de la négociation collective et du paritarisme – comme dans ses objectifs – obtenir des compromis immédiats favorables aux salariés. Dans un contexte marqué conjointement par le recul électoral du PCF et l’hémorragie militante de la CGT, la dissociation opérée entre les stratégies de luttes syndicales et partisanes devient perçue par ses dirigeants comme la condition nécessaire pour s’extirper de l’image d’un syndicalisme enfermée dans une logique de contestation politique et stérile, limiter les risques de marginalisation de la CGT dans le jeu de la négociation collective et renforcer sa capacité à rassembler les salariés par-delà leurs divergences politiques[5].
Cette mutation stratégique n’implique en rien que la CGT ait emboité le pas à la centrale cédétiste pour redéfinir, comme cette dernière, la grève comme un moyen d’ultime recours, afin de privilégier la construction de relations plus collaboratives avec l’État et les patronats. Dans la doctrine de la CGT, encore solidement ancrée dans une lecture très marxiste des conflits de classe qui se jouent dans les rapports de production, la mobilisation des salariés, par la grève notamment, reste au contraire envisagée comme la condition nécessaire pour contraindre patronats et gouvernements à des compromis favorables au travail. La dépolitisation des stratégies de lutte syndicale ne signifie pas davantage que le syndicat s’astreint à une neutralité politique. L’observation du profil de ses dirigeants centraux suffit à écarter cette hypothèse, tant elle témoigne de l’imbrication persistante des socialisations politiques (communistes notamment) et syndicales dans la fabrique de la direction de la CGT. La dissociation des rôles et des périmètres légitimes d’intervention des partis et des syndicats a conduit en revanche à faire s’imposer une nouvelle grammaire de la grève, en contribuant à la contenir dans des logiques de protestation articulées à des objectifs propres au syndicat et en grande partie déterminées par la dynamique des enjeux de luttes internes au champ syndical. L’autonomisation des luttes syndicales a ce faisant pu aboutir, dans de récentes situations de crises politiques et sociales, à une forme d’autolimitation dans les stratégies syndicales de recours à la grève[6]. Dans le logiciel de la CGT, elle a plus encore conduit à inverser totalement la relation entre syndicat et partis (de gauche), en assignant ces derniers exclusivement à un possible rôle de soutien aux luttes sociales, sans admettre d’interférence dans la direction des combats syndicaux.
La dépolitisation par “en bas”
Les processus de dépolitisation du syndicalisme se jouent cependant aussi par « en bas », dans la transformation du rapport des salarié.es et des « simples » adhérents et militants à l’action syndicale. Et c’est aussi, et peut-être surtout de ce point de vue qu’il faut appréhender les effets de ce processus sur les usages militants de la grève. C’est ce que je me suis attelé à montrer dans l’ouvrage que j’ai consacré au travail organisationnel de socialisation des salariés et des militants à la pratique de la grève, à l’appui d’une enquête menée dans une structure locale de la CGT dans les secteurs du commerce et des services[7]. Dans ces univers professionnels qui concentrent toutes les mutations du capitalisme contemporain, le recours à la pratique de la grève est bien sûr contraint par l’atomisation des collectifs de travail, la grande précarité de la condition salariale et des politiques patronales de mise au travail souvent très coercitives et antisyndicales. Mais c’est aussi l’évolution du profil social et politique des militants, à l’intérieur même d’une organisation comme la CGT, qui aide à comprendre comment se reconfigure leur rapport à la pratique de la grève. L’activité de cette structure syndicale montre de ce point de vue à quel point la reproduction d’un « syndicalisme de lutte » peut être entravée par l’affaiblissement constant des modes de politisation des classes populaires dont il avait pu se nourrir par le passé. Pour une majorité de ces militants syndicaux, l’engagement dans le syndicat ne procède pas en effet de raisons idéologiques et d’une socialisation politique préalable à l’action syndicale. C’est pour des raisons beaucoup plus pragmatiques, souvent liées à la fréquentation de militants sur leur lieu de travail ou à la recherche d’un soutien pour remédier à des situations de conflit avec leur employeur qu’ils se sont tournés vers le syndicat. Cela ne signifie pas qu’ils n’entretiennent qu’un rapport instrumental à leur organisation. La prise de mandat, et l’intégration progressive dans les réseaux militants de la CGT font au contraire naître de véritables vocations militantes, y compris chez des délégués à l’origine très éloignés du syndicalisme. Même parmi les plus pugnaces dans leurs mandats syndicaux, leur engagement se construit cependant à partir d’un rapport beaucoup plus distant au champ politique et d’un cadre d’action qui se borne essentiellement à l’exercice de leur mandat, souvent énergivore, dans leur entreprise, où l’implantation du syndicat reste par ailleurs souvent très fragile et combattue.
Les conditions politiques et sociales de l’entrée de ces militants dans le syndicalisme expliquent leur plus grande indifférence aux dimensions plus idéologiques et politiques des luttes syndicales. Elles produisent dans le même temps des effets de limitation sur les objectifs et formes de lutte syndicale qu’ils sont disposés à investir. Loin de l’image fantasmée (positivement ou négativement) de militants syndicaux très aguerris dans l’organisation des grèves, ces délégués de la CGT sont en réalité très inégalement familiers de cette modalité de protestation et des savoir-faire militants qu’elle nécessite de maîtriser pour être entreprise avec succès. Il est d’autant moins évident pour ces militants d’oser s’engager sur ce terrain d’action que les menaces de répression patronale y sont très prégnantes. La réactivation de l’arme de la grève entre par ailleurs plus souvent en tension avec leurs représentations des formes légitimes de l’action syndicale. S’il se construit souvent en résistance au despotisme patronal, leur militantisme syndical se fonde cependant sur une critique plus morale du mépris et de l’autoritarisme de leur direction que sur une critique politique et subversive du capitalisme. Arrimé à un rapport plus légitimiste à l’ordre économique et politique, leur engagement prend ainsi d’abord la forme et le sens d’une lutte institutionnelle pour faire valoir les droits des salariés et contenir les pratiques autocratiques du pouvoir patronal. Ce rapport à la lutte syndicale n’exclut évidemment pas que la grève puisse être réinvestie à l’occasion de certains conflits. Mais il conduit en revanche ces militants à ne l’envisager qu’en ultime recours, dans le cadre essentiellement de conflits d’entreprise et sur le mode d’un instrument de défense de sa dignité au travail beaucoup plus que comme dans une visée révolutionnaire. En raison de leurs ressources militantes limitées et de l’évolution de leur mode de socialisation politique, ils sont en revanche beaucoup moins disposés à participer aux combats plus politiques du syndicalisme, pour s’opposer aux réformes néolibérales du marché du travail et de la protection sociale, et plus encore, pour gagner de nouveaux droits.
Dans ce contexte, les permanents locaux de la CGT sont bien moins occupés, comme on leur reproche parfois, à contenir les velléités révolutionnaires supposées de nouveau prolétariat, qu’à devoir resocialiser leurs militants qui en sont issus aux normes politiques d’un syndicalisme de luttes et de conquêtes sociales, et à les accompagner dans l’apprentissage pratique de la grève, qui s’opère dans des conditions d’autant plus difficiles qu’elle se heurte à de fortes résistances patronales. Face à l’émiettement des bases militantes dans un monde productif lui-même de plus en plus morcelé, le nombre limité de permanents et de militants engagés dans l’animation des structures de « proximité » de l’organisation constitue cependant un puissant frein à l’efficacité de leur travail de soutien aux luttes des militants et à leur capacité à les réinscrire dans des objectifs politiques élargis et plus subversifs.
La difficile production d’une relève militante politisée
Certes, dans des contextes professionnels héritiers d’une plus grande histoire des luttes syndicales, où les syndicats disposent d’une assise institutionnelle et militante plus solide, les conditions restent plus favorables à la transmission d’un rapport politisé à la lutte syndicale[8]. Même dans ces « bastions » syndicaux, la production d’une relève militante alignée sur les principes d’un syndicalisme de lutte politisée est cependant mise en difficulté par les transformations, tout aussi perceptibles, du profil politique des militants et des contextes de leur engagement[9]. Les restructurations continues des entreprises ou administrations rendent plus difficiles la construction de solidarités professionnelles et les militants sont aspirés dans leur établissement dans des mandats de représentation toujours plus chronophages, tandis que, depuis quarante ans, les syndicats peinent – c’est un euphémisme – à enrayer le rouleau compresseur des politiques néo-libérales. À la différence des générations militantes précédentes, le rapport à l’engagement des syndicalistes d’aujourd’hui est ainsi profondément structuré par leurs difficultés subjectives et objectives à percevoir la perspective d’une alternative politique crédible aux lois du marché. En plus des effets liés à l’affaiblissement de l’ancrage militant des syndicats et à leur enrôlement croissant dans les dispositifs du dialogue social en entreprise, la configuration politique pèse ainsi lourdement sur la disponibilité de ses représentants à se projeter dans des grèves de masse hors de leur entreprise. Dans les rangs mêmes de la CGT, de Solidaires ou de la FSU, l’entreprise ou l’administration, voire l’établissement, tendent dès lors plus que jamais à s’imposer dans les représentations militantes comme l’échelle d’action où la grève apparaît encore possible à organiser et efficace pour contraindre l’employeur à des compromis. En même temps qu’elles ont fait émerger de nouveaux obstacles à la diffusion de la pratique de la grève, les reconfigurations des structures sociales et politiques du militantisme syndical ont ainsi puissamment contribuer à une reconfiguration des usages de la grève, ayant pour effet une plus grande désarticulation entre luttes syndicales et luttes politiques, et plus encore partisanes.
Conclusion
Malgré cette tendance à la dépolitisation et l’affaiblissement de leurs réseaux militants, les syndicats n’en conservent pas moins une capacité de mobilisation sociale sans commune mesure avec n’importe quelle autre organisation politique. Plus largement, et à la différence des partis politiques, ils fonctionnent encore comme l’un des principaux espaces d’engagement et de socialisation des classes populaires aux conflits de classe et à des modes d’appréhension critiques de l’ordre capitaliste, et restent en capacité de faire émerger des porte-parole issus de leurs rangs plutôt que de faire parler une élite sociale en leur nom. Si les syndicats ne veulent et ne peuvent plus être considérés comme de simples relais de la lutte anticapitaliste, ils n’en continuent donc pas moins à occuper une place incontournable dans la construction d’une possible alternative politique incluant pleinement les classes populaires comme actrices du changement. Les forces politiques de gauche sont ainsi diversement interpelées par l’évolution du syndicalisme. À la lumière de ce qu’elle est, on perçoit d’abord aussi bien l’écueil d’une vision fantasmée des aspirations révolutionnaires des classes populaires, que les limites des stratégies partisanes de caporalisation ou au contraire de mise à distance des syndicats dans la construction d’une alternance politique. Une rupture franche avec trente ans de réformes néolibérales des règles du dialogue social, visant à en faire un levier d’accompagnement des politiques patronales[10], pour renforcer au contraire les droits mis à disposition des syndicats pour agir comme de réels contre-pouvoirs face aux décisions patronales s’offre de ce point de vue comme une alternative, respectueuse de l’autonomie politique des syndicats et pertinente pour les réhabiliter pleinement dans leur capacité à contribuer à l’émancipation des travailleurs vis-à-vis de la domination des marchés. On perçoit aussi la responsabilité de la gauche politique pour ouvrir des perspectives crédibles de changements politiques pour les travailleurs qui puissent, comme pendant le Front Populaire, servir de point d’appui à la dynamisation des luttes syndicales.