Restituer une dimension œuvrière aux relations humaines implique de penser la vie des individus et le vivre-ensemble comme des œuvres d’art. Pour Roland Gori, la fonction sociale de l’art est primordiale. Elle peut nous sauver de l’utilitarisme moral qui prédomine aujourd’hui avec la financiarisation de l’ensemble des activités humaines. La crise de 2007/2008 a été un révélateur de l’imposture de ce système des valeurs.
Psychanalyste, professeur honoraire de psychopathologie à l’université d’Aix-Marseille, cofondateur de l’Appel des appels, Roland Gori est l’auteur d’Un monde sans esprit.La fabrique des terrorismes (éd. les Liens qui libèrent, 2017, 240 p.) et co-auteur, avec Bernard Lubat et Charles Silvestre, du Manifeste des œuvriers (éd. Actes Sud-les Liens qui libèrent, 2017, 80 p.).
Entretien réalisé par Louise Gaxie.
Qu’entendez-vous par « monde sans esprit » ?
Roland Gori – Ce titre s’inspire d’une phrase de Marx : « la misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple »[1]. Ce qui est intéressant, c’est que Marx montre bien comment la religion est « l’auréole d’une vallée de larmes », c’est-à-dire l’illusion qui vient englober l’état d’un monde voué à la négation des valeurs humaines. En utilisant cette expression, il s’agit de montrer que nous sommes aujourd’hui dans un monde essentiellement désenchanté et désacralisé. Couplée avec les possibilités qu’offre la technique et les exigences qu’impose la religion du marché, la financiarisation de l’ensemble des activités humaines place les citoyens et les peuples sous curatelle technico-financière. Elle fait prévaloir les valeurs purement fonctionnelles et calculatrices. Les logiques financières et techniques entraînent une prolétarisation du monde et du vivant au sens marxiste du terme, c’est-à-dire une confiscation des capacités de penser, de créer, de décider et d’aimer. Or, tout utilitarisme qui se fonde uniquement sur une raison calculatrice risque d’aboutir aux pires monstruosités en fabriquant des monstres qui n’ont comme mode d’impératif moral que la cruauté et la violence par l’éloge de l’efficacité.
Il est intéressant de relever les propos tenus par le pape François, à son retour des Journées mondiales de la jeunesse le 31 juillet 2016 : « […] le terrorisme grandit lorsqu’il n’y a pas d’autre option. Et au centre de l’économie mondiale, il y a le Dieu argent, et non la personne, l’homme et la femme, voilà le premier terrorisme. Il a chassé la merveille de la création, l’homme et la femme, et il a mis là l’argent. Ceci est un terrorisme de base, contre toute l’humanité. Nous devons y réfléchir »[2]. Ainsi, le pape place la violence terroriste, non pas comme fondamentalement ancrée dans une religion monothéiste, mais comme étant ce dont s’emparent des mouvements de masse contre-révolutionnaires face à la crise du néolibéralisme, de la globalisation et de la mondialisation. Il tient des propos proches de ceux de Jaurès déclarant qu’« au fond du capitalisme, il y a la négation de l’homme »[3]. De son côté, en soutenant que « nous serions capables d’éteindre le soleil et les étoiles, car ils ne rapportent pas de dividendes »[4], Keynes pose cette question de la déshumanisation de nos rapports avec nous-même, avec la planète, avec les autres.
Pourtant, l’humain a incontestablement besoin de sacré et de spiritualité. Comme le soutenait Hannah Arendt, pour être libre, il a besoin d’être reconnu par autrui dans un rapport de reconnaissance et d’égalité[5]. Il a aussi besoin de vivre dans un monde qui n’est pas seulement matériel et fonctionnel, mais dans lequel il est possible de partager les rêves, les utopies, les manques pour fabriquer de l’amour et plus généralement des relations humaines. Ces relations humaines posent la nécessité de la dette. En effet, une dette n’est pas que financière ; elle est fondamentalement la dépendance du sujet humain aux autres (voir encadré).
La crise de 2007/2008 a-t-elle aggravé le constat que nous vivons dans « un monde sans esprit » ?
Comme un certain nombre de crises financières, la crise de 2007/2008 a mis en évidence que la réduction de la valeur au prix est fondamentalement une imposture à la fois économique, sociale, politique, sociologique et anthropologique.
Avec cette crise, on a atteint le point ultime par lequel le système se révèle dans toute sa violence et son hypocrisie dans son rapport aux valeurs dont il se prévaut. Elle a dévoilé le fait que tout le monde trichait, que les banques spéculaient de manière éhontée sur la pauvreté des gens qu’elles encourageaient à s’endetter au-delà de leurs capacités de remboursement. Dans ce système, il ne s’agit pas de produire plus et mieux. Il ne s’agit pas de permettre aux gens de s’enrichir. Il ne s’agit pas d’améliorer les conditions de vie et d’habitat des populations. Il s’agit en réalité de flouer les gens pour faire du profit ; le profit étant la seule chose qui compte.
À la différence du capitalisme industriel qui dégageait de la plus-value par la production de marchandises, la manière la plus rapide de réaliser du profit dans le capitalisme financier est la spéculation algorithmique. Ce jeu comptable est moins de l’échange entre humains qu’un marché de dupes entretenu par des machines. Or, dans cette partie de poker, lorsque l’on demande à voir le jeu, tout s’effondre. Cette crise a, in fine, montré que toute la planète fonctionne « à la Madoff ».
La finance a-t-elle, selon vous, une place spécifique dans la construction des « religions de la technique et du marché » ?
Ce n’est pas la finance le problème. Sa finalité est de vouloir faire du profit à partir de toutes les opérations qui puissent en produire. Il est donc difficile de lui reprocher de vouloir faire autre chose que du profit.
Le problème est que l’on est arrivé au point où la finance nous gouverne, pas seulement au sens d’une prise de pouvoir politique sur le monde, mais également d’une prise du pouvoir de la pensée anthropologique du monde selon les valeurs de la finance. On a en quelque sorte financiarisé la manière dont l’esprit fonctionne. Bergson disait déjà au début du XXe siècle qu’on aurait pu espérer une spiritualisation de la matière et que l’on a eu une matérialisation de l’esprit. Il touche ici quelque chose d’important qui est l’opération de réduction de l’ensemble des productions humaines et du vivant à une matière calibrée selon les critères de la marchandise dans le seul but de tirer du profit. Aujourd’hui, cette marchandise n’a plus besoin d’être réelle ; elle peut être virtuelle et n’être que l’ombre numérique d’échanges de papiers ou de chiffres par la voie des algorithmes. Les formes de vie, de savoir, de pratiques sociales sont inséparables des logiques de domination. La crise de la dette a donc révélé l’imposture de ces logiques de domination qui se prévalent des valeurs libérales qu’elles ne respectent absolument pas. Le néolibéralisme est la mise en bière du libéralisme puisque toutes les valeurs mises en avant par ce dernier comme la raison, le progrès, la morale, la science, la responsabilité, ont été désavouées par le néolibéralisme. La crise de 2007/2008 a été un analyseur de ce désaveu.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Le politique s’est désisté en faveur des marchés financiers, mais s’est également mis à leur service au point de devenir les entrepreneurs d’une nation que l’on doit civiliser selon les normes de la finance. C’est cela qui est criminel. On voit bien comment le néolibéralisme a transformé les services publics et les services de l’État selon les évaluations de la finance. Le new public management, la LOLF ne sont que les opérateurs par lesquels les politiques ont accepté de se mettre au service non seulement institutionnel, mais aussi moral, théologique de ces logiques financières.
Quelles sont les conséquences de cette imposture du système des valeurs ?
Cette crise met en évidence qu’une notion de valeur qui se trouve purement et simplement réduite à l’ombre numérique des produits financiers perd la chair du monde ; elle perd la substance spirituelle du vivant ; elle perd en quelque sorte l’humanité de l’homme. C’est simplement un jeu de faussaire à une table de poker menteur. La valeur des choses n’est pas déterminée par le juste prix du grain sur le marché, mais par la grammaire du marché financier. On aboutit à une sorte de « terreur rationnelle » qui fait que le réel doit impérativement être traduit en raison calculée. Cette manière de penser la notion de valeur signifie que n’est valable que ce qui apparait dans le monde visible selon les critères de la marchandise et de la finance. Il s’agit d’une violence qui détruit l’humain et la nature. La crise écologique n’est que la part émergée de cette crise plus profonde qui est une crise anthropologique où la notion de valeur est réduite à son signe financier. Dans cette logique, que valent l’amour, les relations d’amitié et d’empathie ? Que devient le sentiment de fraternité ? Que vaut la liberté ? Quel est le prix de l’humanité de l’Homme ?
Cette manière de concevoir la valeur produit des dégâts considérables sur les métiers et sur les services rendus du fait même des dispositifs d’évaluation. En effet, ces derniers ont été institués pour ne prendre en considération que les actes que l’on peut transformer en marchandises ou en spectacles. On a amené les professionnels à devoir organiser leur manière de penser et leurs pratiques sur les logiques et les critères d’un marché financiarisé. Or, il est hypocrite et abominable de faire croire que ne relève du soin que l’acte médical et technique qui est tarifable ; que ne relève de la recherche que ce qui est publié dans des revues à fort impact factor, c’est-à-dire dominées par une hégémonie culturelle nord-américaine ; que la valeur du travail d’un journaliste n’est déterminée que par la logique de l’audimat ; que la formation au lycée ne vaut qu’en fonction du nombre de mentions au baccalauréat ; etc. Tout se passe comme si la qualité n’était qu’une propriété émergente de la quantité. L’ensemble des activités humaines a été perverti par des valeurs technico-financières au nom d’idéaux gestionnaires dont on s’aperçoit qu’ils sont fallacieux et porteurs d’un nihilisme, le nihilisme de la personne humaine.
Si l’ensemble des activités humaines est calqué sur la logique du capitalisme financier, cela signifie que les domaines de la santé, de la recherche, de la formation, de la culture, etc., sont au bord d’une crise comparable à la crise de 2007/2008 au sens où l’on s’apercevra des dégâts d’une logique de réduction des coûts des services publics fondée sur la spéculation. Cette prise de conscience a déjà commencé. À titre d’illustration, une étude récente réalisée en Angleterre, par des chercheurs d’Oxford, a mis en évidence l’existence d’une surmortalité des patients du fait même de la logique austéritaire qui conduit à accroître les délais d’attente dans les services d’urgence, à reporter des interventions, à dégrader des actes de soin par manque de moyens humains, etc.[6].
Que peut produire la contradiction entre « une situation de crise politique » et l’« absence d’élaboration politique de la crise » ?
L’idée de crise politique sans perspective politique est très importante. Je me suis référé, à plusieurs reprises, aux écrits de Simone Weil sur l’Allemagne qui a observé ce qu’il s’y passait en 1932 et 1933[7]. La crise économique et financière a placé nombre de citoyens allemands dans une situation sociale catastrophique, éminemment politique, mais sans issues politiques. Alors que cette crise aurait dû pousser à des sentiments révolutionnaires, aucun avenir politique ne pouvait être pensé. Avec les luttes fratricides entre sociodémocrates, communistes et anarchistes, il n’y avait pas de solution politique apparaissant comme crédible et fiable. Dans ce contexte, ce sont les mouvements contre-révolutionnaires nationaux-socialistes qui ont récupéré une situation de haine, de désespoir, de colère, d’indignation et s’en sont servis pour construire une propagande désignant des boucs émissaires. La classe moyenne sera ensuite flouée par Hitler qui se mettra au service de la grande bourgeoisie et de la grande industrie allemandes qu’il dénonçait au début.
Même s’il faut se méfier du démon de l’analogie en histoire, il est intéressant de mettre en miroir ces observations de Simone Weil avec la situation actuelle. En période de crise sociale, financière et économique, émerge aussi une crise politique et notamment une crise de foi dans le politique. Dans ces contextes, les mouvements obscurantistes peuvent recycler les mécontentements, les haines et les désespoirs afin de leur donner un débouché. Aujourd’hui, le rejet anti-système qui s’est manifesté par le Brexit, par la montée des extrêmes-droites en Europe ou encore par la victoire de Trump est un symptôme d’une crise de confiance dans le champ du politique.
Avec l’élection d’Emmanuel Macron, la question est de savoir comment un pur produit du système, qui a réussi le tour de force de faire sa campagne promotionnelle sur l’anti-système, va s’en sortir ? C’est l’ultime solution de l’ultralibéralisme. S’il ne réussit pas rapidement, le risque est grand d’assister à la victoire des mouvements contre-révolutionnaires ensuite.
Comment refonder la Démocratie ?
Aujourd’hui, la crise de confiance dans la démocratie est telle que des auteurs parlent de post-démocratie. L’ère des temps démocratiques nécessite une certaine sécurité et les moyens de vivre en toute liberté pour répondre à l’inquiétude inhérente à ce type de régime, mise en avant par Tocqueville, qui résulte du fait que chacun doit trouver sa place[8]. Or, avec la globalisation, la crise financière et l’émergence des terrorismes, rien n’est assuré. L’espoir d’un avenir meilleur est bousculé par la logique austéritaire et la conception entrepreneuriale du néolibéralisme. Les citoyens se sentent précarisés et ne sont plus assurés que la démocratie soit le meilleur pour leur avenir professionnel et leur avenir social. D’un côté, il existe le souhait d’un régime plus autoritaire, de l’autre certains continuent de penser qu’il faut se débarrasser du politique au profit d’une gestion pragmatique par la technocratie. Enfin, se développent par ailleurs des mouvements contre-révolutionnaires théofacistes avec des accents antisémites et racistes. Les alternatives proposées sont terriblement inquiétantes. Qu’il s’agisse des régimes autoritaires, des régimes nationalistes, du théofascisme ou du technofascisme, le sujet humain risque d’être terriblement malmené.
Comment vivre ensemble et sauver la démocratie ? Nous devons nous rappeler que la démocratie n’est pas qu’un régime politique. C’est un moyen d’attribuer au débat et à la parole le pouvoir d’un médicament seul à même de traiter les crises sociales et politiques. Nous devons réhabiliter la parole qui est le medium essentiel du politique. Mais cette parole ne doit pas être au service d’une société du spectacle et de la consommation. Elle doit nous permettre de penser symboliquement le monde afin de répondre au besoin de créer le monde pour pouvoir l’habiter et s’y mouvoir.
Comment retrouver cette capacité de parler ? Le peuple c’est la fraternité, la capacité de transformer l’ensemble des cultures régionales, voire internationales, dans une idée portée par une nation. Camus disait « j’aime trop mon pays pour être nationaliste »[9]. Comme la définissait Ernest Renan, la nation est un « plébiscite de tous les jours »[10]. Ce n’est pas le sectarisme d’une langue, d’une origine ethnique et raciale. C’est ce que l’on fait ensemble eu égard à l’héritage des différentes cultures qui l’ont créée. Il peut y avoir une biodiversité de l’espèce nationale. Ce sera notre aptitude politique à soutenir ce paradoxe qui déterminera notre avenir.
On devrait instituer partout des lieux de parole pour partager les témoignages. C’est par le partage de la parole que l’on reconnaît l’autre et que l’on se fait reconnaître par l’Autre. C’est donc un moyen de se réapproprier la démocratie. Il nous faut investir dans la culture, l’éducation, le soin, la justice pour renouer avec les valeurs humanistes consacrées dans la Déclaration de Philadelphie de mai 1944 par l’Organisation internationale du travail (OIT) et ressourcer ainsi la démocratie. Cela peut nous aider à « politiser » l’esprit, c’est-à-dire à créer les conditions d’une réflexion politique sur les conséquences des actes sociaux et professionnels que nous accomplissons, à commencer par l’acte créateur.
En quoi l’art peut nous aider à trouver une issue progressiste à la crise ?
Les artistes sont les mieux à même de sentir avant les autres la catastrophe, d’éclairer le diagnostic du présent et d’inventer des solutions pour l’avenir. Georges Canguilhem disait « la raison est régulière comme un comptable ; la vie, anarchique comme un artiste »[11]. C’est pourquoi il faut mettre les artistes et les intellectuels au pouvoir et non les technocrates et les intellectuels experts qui sont des imposteurs pour penser le vivant.
Plus généralement, la fonction sociale de l’art est primordiale. Tolstoï montre que le goût de l’art pour l’art, le goût de l’art réduit à la jouissance esthétique de la beauté fait l’impasse sur la dimension sacrée de l’art dans le monde humain ; dimension religieuse au sens étymologique de relier les humains ensemble. L’art n’est pas simplement les belles œuvres et les objets. L’art, c’est aussi le folklore, les manières de vivre, tout ce qui permet aux humains d’être reliés entre eux. C’est cela que je mets à la base de la condition fondamentale de création et de résurgence de l’esprit démocratique.
Concevoir l’art comme pouvant nous sauver de l’utilitarisme moral dans lequel nous sommes tombés avec la financiarisation des activités humaines est une façon de dire que nous devons restituer une dimension œuvrière à nos relations humaines, c’est-à-dire qu’il faut penser la vie des individus et le vivre-ensemble comme des œuvres d’art[12]. Camus a dit que créer c’est « donner une forme à son destin »[13]. C’est donc par l’art que nous pourrions retrouver une dimension humaine sans pour autant faire l’impasse sur les exigences de l’économie, de la biologie ou encore de la technique. Jaurès soutenait que l’humanité, ce n’est pas une transcendance, ce n’est pas des individus ; l’humanité, c’est cette « parcelle d’humanité »[14] qui fait en chacun de nous refuser la fatalité biologique et la fatalité économique. Il nous faut retrouver cette parcelle d’humanité qu’il y a au fond de nous et qui fait le levain aussi bien du politique que de l’amour.
Dans le Manifeste des œuvriers que j’ai co-écrit avec Bernard Lubat et Charles Silvestre[15], il est question d’une nouvelle convergence sociale entre artistes, mouvements ouvriers, intellectuels et techniciens. Il faut restaurer la dimension d’œuvre dans l’imprévu des métiers. De cette manière, le politique pourrait quelque part retrouver lui aussi cette dimension qu’il a perdue, et ce faisant retrouver cette efficacité symbolique de la parole sans laquelle il n’y a ni autorité, ni pouvoir véritable, seule persiste une logique de domination, à laquelle les dominants eux-mêmes n’échappent pas.
Qu’est-ce que l’argent et la dette d’un point de vue psychanalytique ?
La dette existe avant l’argent puisqu’il s’agit d’une sorte d’état de dépendance dans lequel nous nous trouvons à la naissance du fait même que l’humain nait inadapté à sa survie et au monde qui l’entoure. Il est dépourvu des appareils qui lui permettraient de s’auto-suffire. Il y a donc une dette anthropologique qui nécessite un Autre secourable pour parvenir à survivre. La notion de dette implique donc quelque part la reconnaissance d’une dépendance à l’autre. Elle implique aussi souvent en psychanalyse une notion de culpabilité par laquelle se fonde le lien social. Sans dette il n’y aurait pas d’échanges symboliques, il n’y aurait pas de monde humain.
Ainsi, la notion de dette renvoie à une exigence morale de devoir reconnaître les conséquences de ses actions, voire simplement acter son existence. Cela implique que payer ses dettes, c’est finalement s’émanciper du joug de la relation de dépendance à l’autre. Il y a une immense sensibilité du sujet humain à s’émanciper en s’acquittant de ses dettes. David Graeber raconte que, dans plusieurs civilisations, à plusieurs époques, quand quelqu’un empruntait de l’argent, il se mettait en gage lui-même ou quelqu’un de sa famille[16]. Cela aboutissait à ce que l’on nomme la « monnaie vivante », puisque l’humain, transformé en chose, perdait sa qualité humaine en devenant la garantie de la dette. Cette pratique a justifié l’esclavage et différentes formes de servage humain. On voit ici la fonction de l’argent qui permet de se délivrer du risque de se voir soi-même (ou l’un de ses proches) transformé en chose.
De son côté, le rituel de la petite souris révèle que l’argent en soi n’a pas de valeur. Il n’a de valeur que celle qu’on lui prête. En ce sens, l’argent est le signifiant de toute chose. Mais en étant le signifiant, il n’est rien d’autre que la marque d’une absence. Par exemple, l’argent déposé à la place de la dent est comme une pièce de monnaie ou un bout de papier, un signifiant sans autre signification que celle de marquer une absence, l’absence d’un bout de chair. C’est ce qui donne à l’argent comme signifiant une proximité avec la perte, la violence et la mort. Aragon dit qu’« on est toujours prisonnier de l’argent, de celui qu’on a comme de celui qui manque ». Cela signifie que lorsque l’on a de l’argent, ce que l’on a c’est finalement la présence de quelque chose qui n’est plus comme le temps consacré à le gagner, les jouissances charnelles, humaines, sociales que l’on a dû sacrifier pour l’obtenir. Quand on dit que le temps c’est de l’argent, on oublie que l’argent c’est aussi du temps et que, paradoxalement, c’est du temps perdu. L’argent c’est encore le travail mort-vivant dont parle Marx c’est-à-dire le temps que les autres ont consacré pour produire du profit, pour fabriquer de la plus-value. Il y a du meurtre dans l’exploitation des hommes entre eux. C’est le rituel de la mise en esclavage qui se poursuit sous différentes formes : « je te laisse la vie, en échange de ta liberté, et te transforme en outil animé ».
L’argent est donc particulièrement ambivalent. D’un côté, il renvoie à une possession et à une puissance et, d’un autre côté, à ce qui a été perdu en termes de vie et de chair pour pouvoir se transformer en pièce de monnaie, en papier ou en écriture numérique. Il y a un rapport très particulier à l’argent qui résulte du fait, psychanalytiquement parlant, que l’argent peut constituer une manière de ne pas s’investir, voire de se transformer soi-même en esclave : on paie pour que ça coûte (comme dans la prostitution) et on thésaurise l’argent pour pouvoir oublier que l’on est vivant et que notre être est voué à mourir. L’argent devient alors ce signifiant d’un manque à être autant qu’il l’est d’un manque à avoir.
Sur le plan clinique, manipuler de l’argent comme de la dette, n’est pas sans conséquence subjective : on joue avec des choses extrêmement profondes puisqu’on joue avec des choses qui ont à voir avec la violence, la mort, avec la perte, perte de l’être autant que perte du plaisir. Derrière l’argent, il y a toujours la mort, le meurtre, la culpabilité, la faute, le plaisir perdu et aussi la volonté d’emprise comme le désir de liberté. Il y a une psychopathologie propre au capitalisme : l’argent n’existe pas pour jouir d’être dépensé, mais investi pour se reproduire ; quitte à faire du sujet le moyen d’y parvenir. Au fond du capitalisme, il y a un délire sectorisé nihiliste du désir humain.
Avec la psychanalyse, on voit comment l’avidité, la méticulosité, l’ordre, l’avarice sont des propriétés d’une personnalité appelée parfois obsessionnelle qui est centrée sur la maîtrise, la possession, sur l’objectivation, la réification. Souvent, cette pulsion d’emprise, ce désir de maîtrise, ce désir de chosification des autres et du monde se paient chez le patient d’une forme d’ascèse dans l’économie de son plaisir, c’est-à-dire qu’il se transforme lui-même en chose, en instrument. Pour faire un lien avec les questions politiques, Jaurès considérait comme « une des plus grandes misères du patronat d’être réduit à ne voir au fond dans les hommes que des éléments »[17]. Cela signifie que l’humain est appréhendé comme un moyen d’acquérir de la puissance et que la relation humaine et de fraternité est perdue. Keynes parlait également de cet « amour de l’argent comme objet de possession » comme « l’une de ces inclinations à demi-criminelles et à demi-pathologiques dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales »[18].
[1] Marx, Karl, L’opium du peuple, (traduction Jules Molitor), Paris, Mille et une nuits, Librairie Arthème Fayard, 2013, p. 15.s
[2] Jean-Marie, Guénois, « Pape François: “Si je parle de violence islamique, je dois parler de violence catholique” », Figaro.fr, 21 juillet 2016.
[3] Jean Jaurès, « Préface », in Benoît Malon, La morale sociale : genèse et évolution de la morale, Paris,
Giard et Brière, Librairie de la Revue socialiste, 1895, p. X.
[4] John Maynard Keynes, « De l’autosuffisance nationale ». Le texte original de cet article « National Self-Sufficiency », a été publié par The Yale Review, vol.22, n˚ 4, 1933, p. 755-769..
[5] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, traduit de l’anglais par G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy, Coll. Agora les classiques, 1983, 414 p..
[6]Lucinda Hiam, Danny Dorling, Dominic Harrison, Martin McKee, « What caused the spike in mortality in England and Wales in January 2015? », Journal of the Royal Society of Medecine, Vol 110(4); 2017, pp. 131-137.
[7] Simone Weil, Écrits sur l’Allemagne : 1932-1933, Paris, éd. Payot & Rivages, 2015, 197 p.
[8] Il explique par exemple qu’il a « retrouvé aux États-Unis l’inquiétude du cœur, qui est naturelle aux hommes, quand, toutes les conditions étant à peu près égales, chacun voit les mêmes chances de s’élever » (Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Michel Lévy frères, 14e éd., t. 2, p. 250.
[9] Voir la préface d’Albert Camus dans Lettres à un ami allemand qui ont été écrites en 1943 et 1944 (Paris, Gallimard, 1991, 77 p.).
[10] RENAN, E., « Qu’est-ce qu’une nation » (Conférence prononcée le 11 mars 1882 à la Sorbonne), in FOREST, Ph., Qu’est-ce qu’une nation ? Littérature et identité nationale de 1871 à 1914, Paris, Pierre Bordas et fils, 1991, (éd. électronique « Les classiques des sciences sociales), p. 51.
[11] Georges Canguilhem, « Note sur la situation faite en France à la philosophie biologique », Revue de Métaphysique et de Morale, 52e Année, N°. ¾, 1947, p. 326.
[12] Pour répondre à une question d’étudiants californiens posées en 1983 à Michel Foucault, il explique que ce qui l’étonne « c’est le fait que dans notre société l’art est devenu quelque chose qui n’est en rapport qu’avec les objets et non pas avec les individus ou avec la vie. C’est ainsi que l’art est un domaine spécialisé, fait par des experts qui sont des artistes. Mais la vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une œuvre d’art. Pourquoi une lampe ou une maison sont-ils des objets d’art et non pas notre vie ? » (Foucault, Michel, « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », Dits et écrits, tome V, Paris, Gallimard, 1994, p. 392).
[13] Albert Camus, Le mythe de Sisyphe : Essai sur l’absurde, Paris, Gallimard, 1942.
[14] Jean Jaurès, « Notre but », L’Humanité, n° 1, 18 avril 1904, p. 1.
[15] Roland Gori, Bernard Lubat, Charles Silvestre, Manifeste des œuvriers, Arles, Actes Sud, Paris, les Liens qui libèrent, 2017, 74 p.
[16] David Graeber, Dette : 5000 ans d’histoire, (traduit de l’anglais par Françoise et Paul Chemla), Paris, Éd. les Liens qui libèrent, 2013, 621 p.
[17] Jean Jaurès, « Les misères du patronat », La Dépêche [de Toulouse], 28 mai 1890 (reproduit dans Jean Jaurès, L’intégrale des articles de 1887 à 1914 publiés dans La Dépêche, Édition dirigée par Rémy Pech et Rémy Cazals, Toulouse, Éditions Privat, 2009).
[18] John Maynard Keynes, Perspectives économiques pour nos petits-enfants (1930). Texte reproduit sur le site les crises.fr et réédité en 2017 : Lettres à nos petits-enfants, Paris, Les liens qui libèrent, 2017, 54 p.