Depuis plus d’un an maintenant le terme de Green Deal ou pacte vert est sur toutes les lèvres à Bruxelles au sein des institutions de l’Union européenne, mais il reste, comme c’est souvent le cas, inconnu ou très flou pour une grande majorité des citoyens européens. Alors que les mouvements pour le climat fortement portés par la jeunesse européenne ont amplifié les appels pour l’action climatique et le changement systémique, le Green Deal se présente comme un moment clé de l’histoire européenne. Décryptage de Nessim Achouche.
Il est l’équivalent de l’arrivée de l’homme sur la Lune, a déclaré Ursula Von der Leyen, présidente de la Commission européenne, durant la présentation du Green Deal aux parlementaires européens[1]. Depuis mars 2020, la pandémie de Covid fait rage et les effets de la crise sociale et économique qu’elle va entraîner n’en sont encore qu’à leurs prémisses. La question de savoir si ce programme sera à la hauteur des trois plus grands défis du 21e siècle que sont le changement climatique, la hausse des inégalités et la régénération démocratique se fait sentir. Pourtant en y regardant de plus près, le Green Deal soutenu par des objectifs louables en termes d’action climatique, reprend les outils et montages financiers du passé sans proposer de réelles reconstructions du système productif européen.
Le Green Deal, une histoire de mot
En décembre, la Commission européenne, organe exécutif de l’Union européenne, a présenté son nouveau cheval de bataille pour les 5 ans à venir. Son nom, le “European Green Deal” ou “Pacte Vert” en français. Habitué des titres sobres ou patronymiques, la Commission innove cette fois-ci. Et ici le titre à son importance, il place en effet le plan dans la lignée de propositions diverses souvent portées par les forces progressistes ou de gauche.
Il renvoie tout d’abord à l’imaginaire du « New Deal », le grand plan d’investissement déployé aux États-Unis au début des années 1930 à la suite de la crise économique de 1929, basé sur les principes keynésiens de la dépense et de l’emploi publics massifs.
Pourtant, si le projet de la Commission a sciemment omis une partie du nom, c’est aussi pour sortir de la généalogie directe dans laquelle elle se placerait alors.
En effet, ce programme vert lancé par la Commission européenne, s’il promet une réorientation des investissements de l’Union européenne ne peut pas être considéré comme un plan de développement de l’ampleur de ce qu’avait été le New Deal dans les années 1930. En outre, il n’est pas porté par la volonté de mettre en avant la force publique comme le programme de Roosevelt avant lui, et à la différence du « Green New Deal », terme lui aussi soigneusement évité par la Commission, qui au contraire cherche à se placer dans une filiation plus ou moins directe avec le New Deal.
Le projet de Green New Deal qui vient des États-Unis est notamment poussé par des organisations de base environnementalistes et forme un programme politique et social que Bernie Sanders a porté et dont la sénatrice Alexandra Occasion-Cortez est aujourd’hui la figure de proue. Traduit par la gauche travailliste sous la direction de Jeremy Corbyn sous le nom de “green industrial revolution” ou “révolution industrielle verte”, ces programmes ont comme point commun de proposer une transformation totale du système productif autour d’une économie décarbonée, tout en plaçant au cœur de cette transformation la notion de bien public[2]. Une telle proposition vise à élargir le domaine et le financement publics à de larges secteurs de l’économie, tels que l’énergie, les transports et la mobilité ou encore la construction et le logement, ainsi que l’agriculture et la production alimentaire. Ces visions radicales d’une transformation verte comportent des dispositions de contrôles démocratiques importants pour les citoyens et les travailleurs avec la volonté de revivifier les démocraties occidentales en poussant vers une resocialisation de nombreux secteurs.
Nouvelles ambitions, même recette
Mais alors quel est cet hybride présenté par la Commission européenne ? D’après les mots de la Commission, le programme du Green Deal est une opportunité de placer l’Union européenne en pôle position de la transition énergétique, mais aussi d’en faire par la même occasion, un leader technologique et diplomatique[3].
Au cœur du programme du pacte vert, l’action climatique se matérialise par la “loi climat” et la proposition de la Commission européenne de graver dans le marbre européen la réduction des gaz à effet de serre de 55% pour 2030 comparé au niveau de 1990, et la neutralité climatique pour 2050.
Ces objectifs, s’ils sont la marque d’une certaine ambition au niveau climatique et d’une volonté de la Commission de se positionner comme leader, demeurent insuffisants et sont encore loin d’être alignés avec les accords de Paris. En outre, ils ne sont pour l’instant que des propositions et doivent être discutés et validés au cours du processus institutionnel européen. Le Parlement européen a revu à la hausse les objectifs de la Commission en proposant une réduction de 60% des gaz à effet de serre pour 2030, mais le dernier mot revient au Conseil qui risque de rendre une copie moins ambitieuse.
Pour mieux comprendre la structure du Green Deal, il faut se pencher sur la construction politico-financière qui soutient le programme.
Un géant au pied d’argile
Alors que la Commission annonce un plan de 1000 milliards d’euros sur dix ans pour financer le Green Deal, ce qui revient à 100 milliards d’euros par an, elle précise dans le même temps qu’il faudrait 260 milliards d’euros par an pour atteindre les objectifs de décarbonisation de son économie.[4] Il apparaît donc tout de suite que les comptes n’y sont pas.
Lorsque l’on entre dans le détail du financement, on est encore plus surpris de la faiblesse du montage financier. Il repose en fait sur une méthode éculée par l’Union européenne qui consiste à libérer des financements publics pour assurer et favoriser l’investissement privé, un montage déjà éprouvé lors de la précédente direction de la Commission après la crise de 2008, sous le nom de plan Juncker[5]. Alors que la politique monétaire expansive de la Banque centrale européenne et les garanties offertes par les États européens assurent des taux d’intérêt aux plus bas, tout est fait pour que cet argent soit accessible aux investisseurs privés sans élargir et approfondir le champ des politiques publiques fédérales, comme le permettrait par exemple, une union énergétique en bonne et due forme. Une méthode qui revient à socialiser les risques inhérents liés aux investissements dans une union où la compétition interétatique est une réalité, et à laisser ainsi les possibles gains aux mains du secteur privé.
Pour exemple, le plan de « Transition Juste », programme central du Green Deal censé limiter les coûts humains de la transition énergétique apparaît bien maigre face à la tâche qui lui incombe.
L’assurance prévue dans le plan de 100 milliards d’euros, que les régions et les travailleurs dépendants des énergies fossiles soient dédommagés et formés pour être employés dans les nouvelles infrastructures, n’est en réalité garantie que par le déblocage de 7,5 milliards d’euros de fonds propres européens.
Si ces fonds sont destinés en priorité aux régions charbonnières allemandes, polonaises et hongroises, ils ne représentent pas un vrai système de transfert de capitaux entre régions pourtant si nécessaire pour créer une vraie adhésion politique et populaire autour de ce projet.
De plus, le manque de garde-fous dans la distribution des fonds ainsi que celui d’un vrai plan de réindustrialisation des régions concernées ne permettent pas d’envisager un rééquilibrage productif de l’Union européenne et des nouvelles chaînes de valeur dans une Europe scindée en trois, entre le nord, le sud et l’est. La longue période de récession économique qui s’annonce risque alors d’augmenter ces disparités et venir renforcer les crises et blocages institutionnels.
Le pacte vert de la Commission européenne se donne pour programme d’atteindre de tels objectifs en proposant des évolutions au sein de plusieurs secteurs économiques clés.
Les secteurs et mesures principales présentés par la Commission européenne sont regroupés dans les catégories suivantes :
- Énergie
- Environnement
- Mobilité et transports
- Politique régionale et économie sobre en carbone
- Finance durable
- Politique industrielle
La liste des programmes à l’intérieur des différents secteurs est porteuse de promesses. Avec au premier plan, la stratégie « de la ferme à la table » pour réformer un système de production alimentaire qui, comme le mentionne la Commission, représente plus de 10% des émissions de gaz à effet de serre dans le l’UE[6]. Une autre stratégie clé du programme du Green Deal est celle de l’économie circulaire, qui s’insère dans la nouvelle stratégie industrielle de l’Union européenne.
Même si ces plans peuvent paraître ambitieux sur le papier, les structures néolibérales en place à l’intérieur de l’Union, telles que le pacte de stabilité et l’inexistence de mesures fiscales harmonisées sont des freins à tous changements de paradigme du système européen.
Des contradictions au sein de la matrice européenne : un pacte vert, mais pour qui ?
Les meilleures preuves de l’inconsistance et des contradictions qui remettent en question les propres ambitions de la Commission européenne sont à aller chercher dans les grands projets portés au sein de l’UE. Le plus récent, mais également peut-être le plus flagrant, est l’adoption de la nouvelle politique agricole commune (PAC) pour les années 2021 à 2027.
Le texte voté au Parlement européen émanant d’une proposition de la Commission reprend dans les grandes lignes le modèle de la PAC précédente en donnant une très grande part du deuxième plus gros budget européen à l’industrie agricole et à l’élevage industriel. Il est donc difficile de voir comment l’objectif de 25% de surface agricole biologique va pouvoir être atteint ou encore moins comment de nouveaux modes d’agriculture raisonnée, inscrits dans des circuits courts et respectueux de la biodiversité, autre préoccupation phare du Green Deal avec la stratégie sur la biodiversité, pourraient voir le jour[7]. Les contradictions et limites du plan proposé par le Green Deal se retrouvent également dans les rapports de l’Europe avec l’extérieur. Une forme de ces rapports qui s’est fortement développée ces dernières décennies est la signature d’accord de libre-échange bilatéraux, comme dernièrement avec le Vietnam, ou avec d’autres entités régionales.
La proposition d’accord entre l’UE et le Mercosur est le dernier exemple de l’incompatibilité d’une telle politique commerciale avec les ambitions climatiques et sociales, elles-mêmes insuffisantes au regard de la crise, d’un programme comme le Green Deal. L’importation massive de bétail et la prolifération de monoculture favorisant la déforestation sont totalement incompatibles avec les exigences fixées par le Green Deal européen et notamment la volonté d’aligner les politiques européennes avec l’objectif de neutralité climatique en 2050.[8] La problématique de l’accord UE-Mercosur est révélatrice de la prépondérance des intérêts financiers sur tout autre type de considération, mais également du manque flagrant de pensée globale que comporte le Green Deal.
La volonté d’externaliser les émissions et les destructions environnementales est bien présente en filigrane dans ce projet. La prédominance qui est donnée à l’usage de la voiture électrique individuelle dans les politiques de transport du Green Deal aura pour conséquence directe l’extraction de métaux rares et de lithium pour les batteries dans les zones productrices en Amérique latine, en Afrique ou en Asie. Couplé avec la forte réduction du portefeuille alloué à l’action extérieure et à la coopération dans la nouvelle mouture du budget européen 2021-2027[9], on est en droit de s’inquiéter de la trajectoire prise par l’UE.
Le plan de réduction des émissions au sein de l’Union masque une approche environnementale et sociale territorialisée, incompatible avec le réchauffement global de la planète, mais aussi avec le devoir de solidarité et de coopération qui doit exister, notamment avec les pays du Sud envers qui l’Europe porte une lourde dette historique. La volonté de placer le continent européen comme premier continent décarboné en 2050 ne peut être un cheval de Troie pour les grandes entreprises et puissances financières de la région. Elle ne peut pas non plus se faire au détriment des populations les plus fragiles dans une Europe à plusieurs vitesses, ni par une prédation et une pression accrue envers le reste de la planète.
Se contenter du programme du Green Deal tel qu’il est aujourd’hui c’est prendre ces deux directions et faire fi de l’impératif de changement né des crises et demandé par une partie grandissante des peuples européens.