La fusion des instances de représentation du personnel (IRP) prévue par les projets d’ordonnances Macron va écarter des acteurs essentiels à la défense des droits et des intérêts des salariés. Elle risque d’aboutir à la négation de la fonction représentative elle-même. Elle va conduire au développement d’une nouvelle forme de gouvernance qui est bien loin d’engager une véritable implication des salariés avec un réel partage du pouvoir. Décryptage.
Bien que moins médiatique que l’inversion de la hiérarchie des normes ou le plafonnement des indemnités prud’homales, la fusion des instances de représentation du personnel (IRP) constitue un volet important des projets d’ordonnances Macron. Cette évolution s’inscrit dans la lignée de la rénovation des IRP[1] déjà transformées par la loi Rebsamen[2]. Abandonnant la démarche visant à déterminer les périmètres des IRP en fonction de la finalité de l’organe à mettre en place, le gouvernement dans un objectif affiché de simplification souhaite l’unicité de représentation. Cette conception trouve son expression la plus aboutie dans la fusion des IRP au sein d’un comité social et économique (CSE) permettant ainsi la montée en puissance de la représentation unique du personnel.
Dans ce contexte, il nous apparaît judicieux de montrer comment on pourrait en venir à nier la fonction représentative elle-même en écartant de la scène des acteurs essentiels qui participent de la défense des droits et des intérêts des salariés. L’enjeu est de taille, car c’est de la régulation de l’ensemble des rapports sociaux au sein de l’entreprise dont il s’agit, c’est-à-dire, à y regarder attentivement, d’une nouvelle forme de gouvernance.
La montée en puissance de la représentation unique du personnel
Depuis le prototype de la délégation unique du personnel (DUP) en passant par ses versions revivifiées par la loi Rebsamen jusqu’à la consécration d’un Comité économique et social (CES), on observe une montée en puissance de l’idée d’une représentation unique du personnel.
La délégation unique du personnel (DUP) ou la diffusion revivifiée d’une représentation unique du personnel au sein des entreprises
Dès 1993, l’instauration de délégation unique du personnel (DUP)[3] prévoyait un cumul des mandats de délégués du personnel (DP) et des élus du comité d’entreprise (CE) dans les entreprises de moins de 200 salariés[4]. Plus récemment, la loi Rebsamen a profondément transformé la DUP en permettant à l’employeur de décider dans les entreprises de moins de 300 salariés que les délégués du personnel constituent également la délégation du personnel au CE et au comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT)[5] et ce, sans que chacune de ces trois institutions ne perde ses attributions propres[6].
Par ailleurs, la loi Rebsamen a prévu la possibilité, dans les entreprises d’au moins 300 salariés, de regrouper les DP, le CE et le CHSCT, ou seulement deux de ces institutions, en une instance commune. La fusion n’est donc pas obligatoire. Au contraire, l’instance unique doit être instaurée par un accord collectif majoritaire[7]. Mais la possibilité d’une fusion des instances avait déjà germé.
En marche forcée vers un CSE ou la confusion précipitée des IRP
Dans la feuille de route remise par le gouvernement d’Édouard Philippe aux organisations syndicales et patronales, il est proposé de « simplifier et renforcer le dialogue social » en remédiant au « morcellement de la représentation des salariés en quatre instances différentes dans l’entreprise ». Aussi un projet d’ordonnance[8] prévoit la mise en place impérative d’un Comité économique et social dans les entreprises d’au moins 11 salariés. Dans les entreprises de 11 à 49 salariés, le Comité exercerait les attributions qui sont actuellement celles des délégués du personnel (DP). Sur le périmètre du comité d’entreprise (CE), c’est-à-dire dans les entreprises d’au moins 50 salariés, il exercerait les attributions actuellement dévolues aux DP, au CE et au CHSCT dans une instance fusionnée dotée de la personnalité morale[9].
Cette volonté de rationaliser les instances est-elle exempte de toute critique ? Une réponse négative a été apportée par la doctrine[10]. L’extension obligatoire (donc systématique) du modèle de la DUP (fusion horizontale) à des entreprises de grande taille (plus de 300 salariés) ne permet pas de prendre en compte la complexité de telles entreprises qui connaissent parfois jusqu’à quatre niveaux hiérarchiques correspondant à quatre instances. Par le biais de cette extension, la simplification escomptée par le gouvernement ne devrait donc pas être obtenue. En effet, le rapport de Kévin Guillas Cavan fait ressortir que, dans ces entreprises la tendance à la centralisation des instances est déjà si patente que c’est davantage la question de la fusion (verticale) entre les Comités d’établissement au niveau du comité central d’entreprise (CCE) qui se pose avec acuité. Cela explique non seulement pourquoi les DUP version Rebsamen n’ont pas connu un grand développement, mais aussi en quoi la volonté de fusionner les différentes IRP ne répond pas aux besoins des entreprises.
Bien plus, « si les fusions n’ont pas déjà eu lieu, c’est que les différentes instances gardent une raison d’être »[11]. Les Comités d’établissement sont par exemple conservés pour recueillir des informations locales utiles qui doivent être remontées et pour gérer les activités sociales et culturelles. À l’inverse, la fusion des IRP risque, de par la centralisation réalisée, d’éloigner les membres de l’instance unique des salariés qu’ils représentent et de la réalité de leurs conditions de travail. Au regard même des ambitions gouvernementales, la fusion des IRP se révèlerait par conséquent contreproductive.
Concrètement, un nombre réduit de représentants du personnel se verrait confier un nombre accru de tâches. Il existe alors un risque de professionnalisation des membres du CSE qui, surchargés par leurs diverses fonctions, prendraient de la distance avec les salariés. Or, certaines fonctions de représentants du personnel (en particulier en CE ou en CHSCT) requièrent une grande proximité[12] et une parfaite connaissance des conditions de travail.
À cela s’ajoute un risque de confusion entre les différentes prérogatives du CSE[13]. Il existe ainsi un risque que les prérogatives des DP se voient sévèrement entamées[14]. De plus, la réduction du nombre des représentants entraîne nécessairement une perte de pertinence et affaiblit leur force de contrôle voire de proposition. La déspécialisation des représentants du personnel que sous-tend le projet de CSE menace donc toute forme d’opposition syndicale constructive.
Plus généralement, cette menace soulève la question de la formation des élus. Certes, la valorisation des parcours syndicaux ou d’élus présente un caractère attractif notamment parce qu’ils constituent une forme de reconnaissance des compétences acquises s’inscrivant dans la lutte contre la discrimination syndicale[15]. Il n’en reste pas moins qu’elle ne peut s’opérer au prix d’un éloignement des salariés. Car cette rançon présente le risque de remettre en question la fonction représentative elle-même. En effet, par une distanciation trop importante, les représentants du personnel ne seraient plus à même de porter au plus près la voix des salariés. En même temps, perdant en compétences du fait de la réduction de leur nombre, leur intervention n’en serait qu’affaiblie de sorte que la fonction représentative elle-même pourrait se voir discréditée et, vraisemblablement sanctionnée dans les urnes lors des élections professionnelles.
En tout état de cause, une fusion ne devrait pas être opérée sans augmenter les efforts de manière substantielle en matière de formation continue. Or, le patronat ne trouve dans la confusion des IRP relative au CSE qu’argument pour y faire quelque économie[16]. Son intérêt a été entendu : alors que la formation économique pouvait jusqu’à maintenant être renouvelée tous les quatre ans, elle n’est désormais prévue a priori qu’en un seul tir[17]. Et dans le même esprit comptable, la formation CHSCT devrait être prise en partie sur le budget de fonctionnement du CSE[18] puisque le CHSCT n’a pas de ressources propres[19]. On le voit, en dernière instance, nous sommes renvoyés à la question cruciale des moyens. Ici encore, l’enjeu est clairement assumé par le MEDEF tant le leitmotiv est scandé sans le moindre ornement : « moins de temps perdu, donc moins d’élus et moins d’heures de délégation au final, ce qui doit permettre plus d’efficacité dans les négociations »[20]. À en croire cette organisation patronale, il s’agirait donc de dégraisser les 600 000 représentants du personnel recensés par la DARES en 2011 pour un peu moins de 800 000 mandats de titulaires, donc de réduire drastiquement les crédits d’heure dont ils disposent pour mener à bien leurs missions. Mais, en définitive, l’équation n’est pas si simple : un dialogue de qualité ne s’obtient pas en faisant peser sur quelques têtes plus de fonctions quand bien même disposeraient-elles individuellement d’un peu plus d’heures de délégation…le décret précisant les nouveaux moyens des IRP n’est pas encore écrit[21].
La neutralisation des « fâcheux »
À travers la fusion des IRP, il est à craindre tant la neutralisation du CHSCT que la minoration du rôle du délégué syndical.
La neutralisation du CHSCT, ce « gêneur »
Le CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) a été créé en tant qu’institution représentative du personnel par la loi Auroux du 23 décembre 1982 qui a réuni dans une seule instance spécialisée, distincte du CE, le CHS et la commission d’amélioration des conditions de travail. La mise en place de l’institution était obligatoire dans tous les établissements d’au moins cinquante salariés. Cette fusion a établi à la fois l’autonomie du CHSCT par rapport au CE et a institutionnalisé formellement l’hygiène et la sécurité d’une part, et les conditions de travail, d’autre part.
À l’heure actuelle, la fusion prévue à travers la mise en place du CSE fait marche arrière à l’égard de l’autonomie conquise par le CHSCT. En effet, si le CSE conserve des prérogatives en matière d’hygiène, de sécurité et de conditions travail, une commission relative à ces matières ne sera obligatoire que dans les entreprises à risque (nucléaire, ou classées SEVESO) et pour toutes les autres, seulement à partir de 300 salariés[22].
Pourtant, si le CHSCT a pendant longtemps été considéré comme une instance représentative mineure par rapport au comité d’entreprise, il occupe aujourd’hui une place cruciale parmi les IRP qui va de pair avec l’importance grandissante donnée à la santé au travail. Or, la fusion du CHSCT avec les autres instances risque d’aller à l’encontre de la spécialisation et de la proximité[23] qui sont les siennes compte tenu des problématiques complexes qui lui sont dévolues.
La fusion envisagée conduirait les représentants du personnel à procéder à une hiérarchisation dans le traitement des sujets en établissant des priorités. Ainsi, il est permis de penser que les sujets relevant de sa compétence pourraient se voir relégués au second plan au profit des activités sociales et culturelles, qui ont plus la faveur des salariés, ou encore des questions économiques et sociales, qui sont généralement privilégiées lorsque l’entreprise connaît des difficultés économiques. À l’horizon de la fusion des IRP, c’est donc la dilution et la banalisation du CHSCT qui sont en jeu, ce qui pourrait conduire à des conséquences dramatiques dans des entreprises confrontées à des risques professionnels graves. Cette dilution nous paraît d’autant plus dangereuse qu’à travers l’instauration du CSE, la disparition du CHSCT conduirait de facto à lui faire perdre son droit propre à agir en justice[24] ou celui d’alerte ou encore celui de recourir à un expert[25]. En effet, l’exercice de ces droits dépendrait alors d’un vote majoritaire ne relevant plus seulement des membres spécialisés du CHSCT, mais de l’ensemble des membres de la nouvelle instance fusionnée. S’agissant des recours aux expertises décidés par le CSE, seuls ceux relatifs à la situation économique et financière, à la politique sociale de l’entreprise, en cas de grand licenciement économique collectif ou en cas de risque grave concernant la santé, la sécurité et les conditions de travail verront leurs frais pris intégralement en charge par l’employeur. Désormais, dans tous les autres cas, 20 % des frais seront imputés sur le budget de fonctionnement du CSE.
Bref, à travers la dilution des IRP ressort une neutralisation de l’action judiciaire propre du CHSCT et une asphyxie économique.
La minoration du rôle du délégué syndical par l’instauration d’un conseil d’entreprise
De façon générale, force est de constater que le projet d’ordonnance relative au renforcement de la négociation collective accentue les possibilités de négociation dans les entreprises dépourvues de délégué syndical en modifiant les règles de négociation (art. L 2232-21 et s.)[26].
De surcroît, un conseil d’entreprise[27], institué par accord d’entreprise majoritaire à durée indéterminée ou par accord de branche étendu[28] en lieu et place du CSE, serait désormais compétent pour négocier, conclure[29] et réviser les accords d’entreprise ou d’établissement à l’exception des accords qui sont soumis à des règles spécifiques de validité tels que les accords portant sur un Plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) ou sur les élections professionnelles[30]. Dès lors, les délégués syndicaux devraient subsister en cohabitation avec cette nouvelle instance. Cette orientation nous invite à penser qu’à travers le processus envisagé le rôle du délégué syndical serait, malgré son maintien, à son tour minoré au profit d’une volonté d’établir une co-construction dans la stratégie d’entreprise.
Relevons enfin que le projet d’ordonnance prévoit que la validité d’un accord d’entreprise ou d’établissement conclu par le conseil d’entreprise serait subordonnée à sa signature par la majorité des membres titulaires élus du conseil ou à la majorité des suffrages exprimés lors des élections professionnelles[31]. L’existence de ces deux modalités de validité pour les accords conclus par le conseil d’entreprise illustre à son tour la volonté de donner consistance à la conclusion d’accords par le conseil d’entreprise en retirant la part belle offerte jusqu’à maintenant aux organisations syndicales.
En conclusion, alors que le modèle d’information-consultation s’est érodé à travers les dernières évolutions du droit du travail, ce projet semble faire un pas de plus vers une nouvelle gouvernance où les salariés seraient plus associés aux stratégies d’entreprise[32] et moins enclins à former, notamment par l’intermédiaire de leurs représentants, des contre-propositions en matière de gestion d’entreprise ou d’organisation du travail ainsi qu’à exercer leurs missions de contrôle sur ces sujets[33]. Toutefois, même cette association est bien loin d’engager une véritable implication des salariés avec un réel partage du pouvoir dont il nous appartient de penser l’appropriation[34].