Le célèbre écrivain Amadou Hampaté Bâ disait qu’« en Afrique un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle ». Cela illustre on ne peut plus la perception africaine des anciens. Dans les sociétés traditionnelles fortement hiérarchisées et ritualisées, vieillir octroie un statut et une place particulière dans la communauté. Les anciens sont les compagnons privilégiés des rois, les détenteurs de la tradition, des rites. Khadidiatou Konaré Dembélé analyse cette place des anciens dans la société sénégalaise et s’interroge sur ce qu’il en reste aujourd’hui après l’« ouragan » de la modernisation et de la mondialisation, qui n’a pas épargné l’Afrique.
Sacralité des anciens
Dans nos sociétés fortement imprégnées des relents de la tradition, les anciens incarnent la sagesse et orientent encore la vie de la communauté. Ils représentent les ancêtres sur terre pour la transmission des valeurs et occupent ainsi une place incontournable dans la marche des affaires de la communauté. Un dicton peulh dit à ce propos que certes, « le vieillard n’est pas camarade d’âge du créateur, mais ils ont fait un bout de chemin ensemble »[1]. Un autre dicton sénégalais illustre la valeur de l’ancien : « un vieillard assis sous l’arbre voit ce que le jeune perché sur l’arbre ne voit pas ».
Les décisions majeures sont toujours prises après consultation et approbation des aînés. Pour la célébration des mariages par exemple, ce sont les personnes les plus âgées des deux familles devant s’unir qui s’occupent des conciliabules, des différentes démarches, salutations et négociations jusqu’au jour « J ». La dot sera déposée par les femmes d’âge mûr après que les familles se seront entendues. Le mariage à la mosquée est fait par eux en l’absence des époux. Dès l’instant que les conjoints sont prêts à s’engager, le reste est entre les mains des vieux sages. Car comme le disait Abdoulaye Bara Diop, le mariage est l’union de deux familles et il respecte certaines normes. Tout est orchestré par les responsables des familles. Les époux ne font que suivre la voie qui leur est tracée pour espérer un succès dans leur union[2].
Les points de vue peuvent être différents entre jeunes et anciens, mais c’est un sacrilège que de leur manquer de respect. Dans Sous l’orage[3], même si Kany veut se marier avec Samou, celui qu’elle s’est « choisi », elle va néanmoins « négocier » pour que les anciens bénissent cette union. Sa famille lui avait réservé Famagan riche commerçant polygame dont elle n’était pas amoureuse. Un séjour au village chez l’oncle Djigui permettra de dénouer cette situation et de redonner à chacun sa place.
Gare aux jeunes qui seraient tentés de passer outre ces règles. Ainsi prend tout son sens la notion de « kilifa » qui donne à l’ancien toute sa vénérabilité dans les « affaires » de la cité. Ne dit-on pas d’ailleurs : « kou amoul kilifa djinné done sa kilifa ». Celui qui ne met pas les anciens au-devant aura des esprits en face de soi et va au-devant des ennuis.
Les gardiens des traditions et des secrets
Pendant la grossesse, les futures mères sont prises en charge par les vieilles femmes qui vont les accompagner concernant leur régime alimentaire, leurs sorties, et les interdits. Elles vont leur enseigner l’art d’être une mère en les massant et en les protégeant des esprits maléfiques, ce qu’elles feront par la suite pour leur progéniture. Après l’accouchement, les vieilles mamans remettent la nouvelle mère sur pied via des massages à base de plantes spéciales. L’enfant ainsi né est appelé « mari » ou « coépouse » de ces vieilles en fonction du sexe, lui octroyant ainsi une place de choix. Les maris n’accompagnent pas leurs épouses à la maternité ; ce rôle est dévolu aux femmes qui sentent l’heure de la naissance quand elle est proche, ou qui, dans les villages, accompagnent la délivrance. Cette étape est un moment crucial où les mauvais esprits rôdent. Les « vieilles » détiennent tout un arsenal pour les tenir à distance.
Lors des baptêmes, les femmes âgées – « mague yi » chez les wolofs – des deux familles discutent du protocole de l’organisation de la cérémonie. Elles désignent celles qui apportent le repas à la belle famille, choisies minutieusement pour leur expertise dans l’art oratoire et leurs positions dans la famille. Pendant la cérémonie, des milliers de francs CFA sont dépensés en tissus et bijoux pour honorer la mère du mari qui a su « endurer en silence » pour la réussite de son enfant. La belle-fille et sa famille vont ainsi s’attirer les prières de la belle-mère dont les vertus chantées devant toute la communauté accompagneront la progéniture.
Dans le mois béni du ramadan, il reste de coutume de « cuisiner » pour la belle-mère et lui porter les plats avec tout un cérémonial. À Dakar, les belles-filles pour la plupart ne vivent plus sous le même toit que leur belle-mère, mais se prêtent volontiers à leur désidérata et négocient avec elles pour la paix de leur ménage.
Le premier salaire d’un fils est donné en partage aux vieux de la famille et du quartier pour des prières et des bénédictions.
La place des anciens est d’autant plus prégnante qu’ils ont la maîtrise de certains secrets qui leur sont strictement réservés, notamment dans les campagnes, où ils sont les gardiens des traditions et les représentants des ancêtres. Les rites de passage sont organisés et déterminés par eux. Au sud du Sénégal, en Casamance, une cérémonie d’initiation séculaire appelée « Boukout » (la case de l’homme), déterminante dans la vie des Diola qui la pratiquent encore, permet aux « initiés » de devenir des « hommes », d’avoir le droit de prendre épouse et de jouer certains rôles dans le groupe.
Les « Penc » dans la communauté léboue, ou « arbre à palabre », restent encore la « chasse gardée » des anciens. Même si au niveau économique, leur pouvoir s’amoindrit, ils discutent encore des affaires sociales et demeurent une entité non négligeable.
Une voix prépondérante dans la cité
Les projets de développement qui viennent accompagner les femmes dans des activités génératrices de revenus, les campagnes de sensibilisation sanitaire ne peuvent réussir sans avoir reçu leur aval. Il faut en passer par eux pour expliquer les bénéfices à la communauté et demander leur appui pour le respect des protocoles. Leurs voix étant prépondérantes dans la cité, s’ils valident un projet, la population y adhèrera plus rapidement.
Cette voix des anciens est encore plus visible dans les communautés religieuses. Au Sénégal, la majorité de la population est de confession musulmane, mais divisée en plusieurs confréries qui guident les fidèles sur la voix de la sainteté. Les marabouts sont choisis parmi les plus anciens des descendants des fondateurs étant donc toujours d’âge mûr et sage. Les populations ont recours à eux pour tous les événements de la vie, naissance, décès et même élections. Les hommes politiques qui prétendent aux destinées de la nation ne ménagent aucun effort pour les avoir dans leur camp espérant gagner les fidèles par la même occasion.
Ce respect, ce devoir vis-à-vis des anciens est comme inné et pourrait être lu comme ce lien qui permet d’identifier, d’affirmer une « africanité » face à la grande vague de la modernité.
Elle est aussi le résultat de ce qui est transmis en termes de valeurs et de patrimoine culturel. Pourtant, à côté de cette place qu’ils occupent dans la marche de la cité, les anciens peuvent aussi parfois être fragilisés par une société en mutation.
Vulnérabilité des anciens
Dans notre pratique hospitalière de tous les jours, nous faisons de plus en plus face à une détresse des personnes âgées qui vivent seules ou se sentent seules malgré une grande famille.
Avec les différentes mutations socio-économiques, la plupart des « enfants » sont partis étudier ou travailler à l’étranger et ne sont pas revenus ou se sont installés dans leur appartement en zone urbaine. La scolarisation est devenue le moyen d’accéder à une vie meilleure, car elle garantit souvent un emploi moins contraignant et plus rentable que celui de la terre. Celle-ci ne nourrissant plus son homme dans les villages, les habitants sont poussés à un exode rural massif. Les différentes sécheresses ayant fini de les « affamer », la relève a dû trouver d’autres moyens de subsistance et de soutien aux aînés. Les jeunes sont obligés de laisser les terres aux anciens qu’ils étaient censés aider.
En ville où se cristallise l’espoir, le coût de la vie a explosé avec les différentes politiques d’ajustement structurel couronnées par la dévaluation du franc CFA en 1994 au Sénégal.
Ces bouleversements économiques impactent le modèle sociétal et bouleversent les valeurs d’antan. Les anciens ainsi laissés à eux-mêmes doivent réassumer des tâches que leur âge leur épargnait traditionnellement. Ils doivent parfois continuer à se préoccuper de la gestion de la famille. Ils se retrouvent souvent avec les enfants ou les petits enfants qui dépendent d’eux en attendant le retour des jeunes ou l’envoi de « mandat » de soutien, alors qu’ils avaient pour rôle de les accompagner dans l’enseignement des règles et normes.
Prises dans cette spirale, certaines personnes âgées ne se soucient de leur état de santé que lorsqu’il s’est détérioré jusqu’à devenir intenable. Surtout s’ils doivent se prendre en charge eux-mêmes dans un pays où l’existence de mutuelle ou d’assurance santé en est à ses balbutiements. La cherté des médicaments pousse certains dont les moyens sont très réduits à ne consulter qu’aux derniers moments.
Les jeunes restés au village sont tournés vers la recherche effrénée de voies et moyens d’exil en Europe ou en Amérique qui continuent de représenter un eldorado. Cela a d’ailleurs valu d’énormes pertes en vies humaines dans la population sénégalaise qui est très jeune. Beaucoup ont tenté de rallier d’autres cieux en empruntant des embarcations de fortune qui ont coulé en pleine mer. « Barça ou Barsakh » était leur crédo mortel, littéralement Barça pour Barcelone ou « Barsakh », la mort. Les « enfants » qui sont arrivés en Europe se font le sacerdoce de réussir coûte que coûte pour envoyer à ceux restés au pays l’argent de leur survie.
Les personnes âgées se retrouvent de plus en plus livrées à leur sort dans des concessions remplies de personnes préoccupées par leur avenir tellement incertain.
Une crise entre générations
Le Sénégal compte 16 209 125 habitants selon l’Agence nationale de la statistique et de la démographie dans ses projections pour 2019[4], avec 3 732 284 personnes qui vivent dans la capitale. Les habitations n’y sont pas aussi spacieuses que dans les zones rurales. En ville, les jeunes préfèrent vivre dans des logements séparés de leurs parents. Exprimant une crise entre générations, les belles-mères et belles-filles ne sont plus dans les mêmes rapports que traditionnellement et vivent séparément. Cela participe à esseuler encore davantage les personnes âgées qui, en ville, sont souvent entre les mains des aides-ménagères.
Le cas de Mme S., une patiente âgée de 70 ans hospitalisée dans notre service pour un « syndrome démentiel » et des troubles du comportement, illustre cette « solitude » particulière de la personne âgée dans nos sociétés actuelles. Ses filles mariées vivent dans le domicile conjugal comme le veut la coutume. D’autres de ses enfants vivent à l’étranger. Elle vit à l’étage de la maison construite avec son fils qui occupe le rez-de-chaussée, de façon à garantir l’intimité de tous. Avec des enfants qu’elle ne voit presque jamais, tous accaparés par leur travail ou leur ménage, Mme S. nous prendra à témoin pour « crier » sa solitude, poser le problème de son suivi médical, de la prise des médicaments, mais aussi pour l’aider à avoir des repères quand la démence frappe.
La condition actuelle de nos anciens témoigne de la dualité dans laquelle se débattent nos sociétés en mutation dont Seydou Badian semblait déjà voir les prémisses. Malgré le respect qui leur est dû, la réalité sociale actuelle peut laisser nos personnes âgées démunies en détresse.
En ville, elles peuvent devenir un casse-tête pour leurs enfants surtout quand leur santé ou leur âge avancé les rendent dépendantes. Beaucoup n’ayant plus d’activités, de distraction ou ces groupes de pairs qui peuvent encore subsister dans les villages, s’enfoncent dans l’isolement. La situation de certains de leurs enfants qui n’ont pas réussi à se prendre en charge correctement est souvent source de stress. De plus en plus de personnes âgées consultent pour des troubles dépressifs, à l’image d’une patiente suivie pour dépression, inquiète du devenir d’un de ses fils non encore marié.
Les maisons de retraite n’étant pas encore une réalité envisageable pour certaines de nos sociétés, le sort des anciens devient délicat et se résume souvent à l’hospitalisation. Il est encore difficile d’imaginer la délégation de leur prise en charge par d’autres personnes n’appartenant pas à la famille. Un gériatre qui est dans l’accompagnement des aînés se scandalisait ainsi que face à la forte demande, les pouvoirs publics n’investissent pas dans des maisons pour personnes âgées. Serait-ce une forme de « loyauté invisible » très ancrée dans nos mœurs ?
Nos anciens font face à une société en mutation qui tente de préserver les règles et les traditions, mais pas toujours sans heurt. De nos jours, la vie en ville peut comporter certains pièges pour les personnes âgées certes, mais leur place reste encore prépondérante dans les moments importants de la vie. Le défi actuel est de penser leur vulnérabilité liée à l’âge, leur santé, mais aussi les transformations sociales auxquelles elles font face pour qu’elles puissent continuer à être nos guides. Car comme le dit un adage « macc mat na bayi thi rew », il est important de toujours avoir un vieux dans la cité, du fait de leur sagesse.