Les «alternative facts» et les «fake news» se situent dans le registre de la propagande. Ils portent ainsi atteinte à l’argumentation politique et au débat d’idées qui sont à la base d’un régime démocratique. Comme Bertolt Brecht le préconisait, il est nécessaire de «lessiver les mots, c’est-à-dire de leur redonner leur sens réel et non celui que le pouvoir veut leur donner. Ce travail de «lessivage» est une action éminemment politique.
Le Dictionnaire Oxford a choisi comme mot de l’année 2016 «post-truth», la «post-vérité». Il est défini ainsi: «Qui fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion ou aux croyances personnelles» («relating to or denoting circumstances in which objective facts are less influential in shaping public opinion than appeals to emotion and personal belief»). Ce terme n’est pas nouveau, mais il a connu un accroissement d’emploi extraordinaire dans le contexte du référendum sur le Brexit au Royaume-Uni et durant la campagne présidentielle aux USA. Ce mot a aussi donné l’expression «la politique post-vérité» («post-truth politics»).
Quand existent des «faits alternatifs»
Selon Aristote, dans le monde de la logique mathématique, il n’existe que deux valeurs possibles: un fait est vrai ou un fait est faux. Les faits objectifs y sont aisément qualifiables. Certains faits du monde des humains le sont aussi et ne supportent pas de variations sur leur fausseté ou vérité. Ainsi il est faux de dire aujourd’hui que la terre est plate. Mais en dehors de vérités mathématiques ou physiques, dans le monde des humains et de nos langues, nous pouvons tout à fait nous situer entre le vrai et le faux et dire: «c’est vrai et faux à la fois», «ce n’est pas tout à fait vrai», «c’est vrai de vrai», «c’est partiellement faux», etc.
C’est là le domaine des points de vue, des opinions, des croyances, des expériences, des cultures, des attitudes ou des représentations.
Décider si un fait est vrai ou faux peut donc donner lieu à débat, dispute, controverse, argumentation. On sait bien par exemple que l’évaluation chiffrée d’une manifestation donne toujours lieu à des débats entre les organisateurs d’un côté et de l’autre la police. Récemment, le dimanche 5 mars 2017, le rassemblement voulu par F. Fillon au Trocadéro a été évalué à 50000 au plus par la préfecture, mais à 200000 par les organisateurs. Cette guéguerre des chiffres est attendue et souvent moquée puisque, en l’occurrence, la place du Trocadéro ne peut pas contenir plus de 80 000 personnes.
Le débat démocratique est à ce prix: accepter que plusieurs interprétations ou plusieurs points de vue sur un même fait co-existent, les soumettre à la discussion, argumenter différentes positions, se mettre d’accord ou pas, concilier des points de vue ou pas, arriver à des formes de compromis ou pas. Mais ce n’est pas du tout ce que nous propose la logique politique de Donald Trump. Il n’ouvre pas un débat démocratique sur des faits dont l’interprétation serait divergente. Il récuse la réalité même des faits au nom des «alternative facts», des faits alternatifs.
Ainsi lors de son investiture à Washington où toutes les caméras du monde ont montré un mail à demi vide de monde (ou à demi plein de participants comme on veut, mais en tout cas pas rempli de supporteurs), le Président a pu ensuite dire qu’il y avait des «alternative facts»: des faits alternatifs à cette vérité objective filmée et diffusée dans le monde entier. Dans ces faits alternatifs, il y avait des millions de personnes. Autrement dit, il y a une réalité alternative, celle portée par le Président contre tous les faits objectifs.
L’affaire de Washington est autrement plus grave que la question du nombre de manifestants au Trocadéro. Elle ne porte pas sur un chiffrage auquel nul ne s’est risqué ; elle porte sur le principe même de l’objectivité d’un fait. Des millions de téléspectateurs dans le monde ont vu un mail clairsemé au-delà des premiers rangs, des photos ont circulé, les réseaux sociaux s’en sont emparés. Mais rien n’y fait pour Trump : selon lui, il existe une autre vérité, une «post-truth» que les media nous auraient cachée.
Les media et les «fake news», les fausses informations
«You are fake news» c’est ainsi que Trump a traité CNN et son journalist
Face à des faits objectifs, face à des réalités dérangeantes comme la collusion de certains de ses proches collaborateurs avec la Russie de Poutine, Trump n’oppose pas une contre-argumentation. Il ne s’engage pas dans le débat démocratique. Il se contente de condamner ces propos comme «faux», de répandre des informations fantaisistes et de traiter les journalistes de «personnes les plus malhonnêtes de la planète». Le débat politique, la controverse, l’argumentation n’ont du coup plus lieu d’être puisqu’il suffit à Trump d’opposer sa vérité à la supposée fausseté de toutes les déclarations de ses opposants.
Le recours à cette notion de «fausses informations» dans le discours politique, contre l’évidence des faits, se répand désormais au-delà de Trump. Elle est ainsi reprise en janvier 2017 en France par le Front national (France info, 21 février 2017).
Parler de «fake news» ou d’«alternative facts» frappe de nullité l’argumentation politique et le débat d’idées qui sont à la base même d’un régime démocratique. On passe dans une société de la propagande et non plus de la controverse : les commentateurs ont raison d’y voir le signe d’un régime de nature totalitaire ou devenant totalitaire[1].
La post-vérité nous fait-elle entrer dans un monde à la Orwell?
C’est pourquoi certains ont évoqué Georges Orwell et son fameux 1984. Orwell écrivit ce roman de science-fiction juste au sortir de la Seconde Guerre mondiale pour s’opposer à deux régimes totalitaires selon lui, le totalitarisme nazi et le totalitarisme soviétique. En 1984, la terre est divisée en quatre empires. Dans l’un d’entre eux, l’Oceania, il existe un ministère de la Vérité dont le but est de changer la langue ancienne en une langue nouvelle ou novlangue. Les fonctionnaires sont chargés de réécrire toutes les archives et bibliothèques : ils doivent traduire les mots anciens en novlangue. D’autres mots comme «liberté, justice, honneur, démocratie, science, etc.» sont purement et simplement éliminés. Car, comme le dit l’un des personnages, comment pourra-t-on penser la liberté quand le mot pour la désigner n’existera plus ? L’objectif de ce régime totalitaire est de changer radicalement les esprits, les connaissances, les croyances des citoyens. Le trumpisme n’en est certes pas là ; mais le refus du débat, des positions adverses, l’imposition par la force de ce qui est vrai et de ce qui est faux peuvent cependant nous y conduire.
Brecht, au secours!
Il n’est pas inutile dans ce contexte politique de rappeler le travail d’un intellectuel qui s’est engagé sur cette question de la vérité : Bertolt Brecht et son «rétablissement de la vérité»[2].
Dans les années de montée de l’hitlérisme en Allemagne, Brecht mit en place une méthode de subversion du discours nazi, ou plus largement des discours «faux», qui consistait à démonter systématiquement les expressions, les formules, les mots et leurs enchaînements syntaxiques, afin de faire surgir d’autres significations, un autre sens, une autre vérité. Car, comme il l’écrivait, «dans les époques exigeant la tromperie et favorisant l’erreur, le penseur s’efforce de rectifier ce qu’il lit et ce qu’il entend. Phrase après phrase, il substitue la vérité à la contre-vérité». Par exemple, quand le national-socialisme parle du «peuple allemand» comme d’une entité globale, Brecht y substitue une opposition de classe : «les possédants(…) ceux qui ne possèdent rien».
Là est le devoir de l’intellectuel qui est en capacité de «lessiver, laver les mots selon ses propres termes. C’est-à-dire qu’il est capable, s’il en a le courage, de redonner leur sens réel aux mots, leur sens «vrai» et de défaire le sens «faux» que le pouvoir veut leur donner. De traduire du «faux» en «vrai». Laver les mots, c’est leur redonner leur sens réel, leur sens «vrai». C’est à proprement parler une action politique qui repose sur la conception selon laquelle une théorie de la connaissance doit être avant tout une critique du langage. Trouver ou retrouver le mot juste ou le sens vrai participe d’une critique politique de la langue.