Si la professionnalisation de la vie politique a historiquement favorisé une certaine diversification du recrutement du personnel politique, elle a aussi entraîné une monopolisation et une autonomisation des activités politiques par ceux qui embrassent cette carrière. Les expériences de démocratie participative ne remettent pas fondamentalement en question la domination de ces professionnels spécialisés. Daniel Gaxie revient sur les contradictions entre la professionnalisation politique et le principe affiché « du gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».
Longtemps ignorée, la professionnalisation des activités politiques est devenue un objet de débat public. Elle est perçue comme contraire aux principes de la démocratie et comme l’un des facteurs de la défiance à l’égard de la politique.
Vivre pour et de la politique
La notion de professionnalisation est polysémique, ce qui contribue à obscurcir le débat. On peut distinguer au moins trois sens. Max Weber désigne comme « professionnels de la politique » ceux « qui vivent pour et de la politique ». Ce sont des femmes et des hommes pour qui la politique est une activité principale, voire exclusive, et qui en tirent leurs moyens économiques de subsistance. Beaucoup d’entre eux sont engagés de longue date et font « carrière » au sens où ils se maintiennent ou progressent dans les hiérarchies partisanes ou institutionnelles. En dépit des dénégations, la politique devient du même coup un métier, une profession. C’est là le second sens. Mais les professionnels sont aussi – troisième sens – ceux ou celles qui disposent d’une compétence, d’un savoir et d’un savoir-faire particuliers, exercés avec sérieux, par opposition aux « amateurs » ou aux « dilettantes ».
Les professionnels de la politique, au premier sens, apparaissent progressivement dans le dernier tiers du XIXe siècle. La représentation politique est alors monopolisée par des notables. Ce sont des hommes occupant une position éminente dans la société – surtout locale – en raison de leur aisance financière, de leur éducation, de leur honorabilité reconnue et de leur capital de relations au sein de leur territoire et avec les centres de pouvoir. Beaucoup d’entre eux vivent de leurs rentes et peuvent se consacrer à leurs activités politiques de manière plus ou moins « bénévoles », sans exercer d’activité professionnelle extérieure. Ils vivent pour sans vivre de la politique. Ce mode de domination politique repose sur un recrutement ploutocratique (pouvoir de la richesse).
Ces notables vont être progressivement concurrencés par un nouveau type d’acteurs, moins fortunés, mais qui vont se consacrer à la politique grâce aux indemnités associées à l’exercice d’un mandat électif (principalement parlementaire) ou, dans un second temps, en devenant permanent salarié d’un parti ou d’une organisation d’une mouvance partisane.
L’ascension de «cadres ouvriers» : un enjeu de luttes
Cette professionnalisation a favorisé une certaine diversification du recrutement du personnel politique. Les notables appartenant aux fractions supérieures des groupes sociaux dominants (propriétaires fonciers, industriels, commerçants, financiers, hauts fonctionnaires, officiers) ont été progressivement et partiellement supplantés par des membres des petites et moyennes bourgeoisies (avocats, médecins, journalistes, essayistes).
Dans un second temps, les partis de masses, notamment ceux liés au mouvement ouvrier, ont été inventés et institués. Certains d’entre eux ont continué à sélectionner des porte-parole principalement issus de la petite ou moyenne bourgeoisie, notamment intellectuelle. D’autres ont lutté pour imposer l’ascension de cadres ouvriers. La question de la sélection de dirigeants issus des classes sociales dominées, à contre-courant des mécanismes spontanés de la concurrence politique, a été l’un des enjeux des luttes au sein du mouvement ouvrier national et international et de la scission entre les socialistes et les communistes après la Première Guerre mondiale.
Dans les conditions sociales de l’époque, les ouvriers et la plupart des employés n’avaient ni la disponibilité, ni la formation, ni l’idée même de se présenter à des élections pour exercer un mandat représentatif. L’invention des partis de masses, le recrutement de permanents salariés issus de milieux ouvriers et du syndicalisme, le financement de leurs salaires par les cotisations des adhérents et des élus, le souci volontariste de privilégier l’ascension de cadres d’extraction populaire, la mise en place d’un système d’éducation de substitution pour ceux qui n’avaient pas bénéficié d’une instruction scolaire et la formation sur le tas des militants actifs ont prolongé le processus de relative « démocratisation » initié par l’avènement des professionnels de la politique.
L’élection suscite souvent le souci de la réélection
La professionnalisation politique a aussi favorisé une relative inamovibilité du personnel politique.
Les anciens médecins ou avocats devenus députés peuvent difficilement retrouver leurs cabinets et leurs clientèles après des années d’activités parlementaires. Beaucoup d’élus qui ont goûté aux gratifications et aux privilèges de la représentation ne souhaitent pas y renoncer. L’élection suscite ainsi, souvent, le souci de la réélection. Les sortants sont bien placés pour obtenir le soutien de leur parti. Ils ont eu l’occasion de se faire connaître et apprécier de leurs électeurs. Ils ont accumulé des éléments de compétence, dont les prétendants à leur succession sont davantage dépourvus. Ils sont rodés aux joutes politiques et électorales. Il s’ensuit que, sauf conjoncture particulière – crises politiques ou réalignement sensible des rapports de force politiques –, une majorité des élus sont des élus sortants ou d’anciens élus.
Beaucoup de nouveaux élus ne sont pas pour autant étrangers à l’univers politique. Une importante proportion d’entre eux est déjà engagée dans la carrière politique. Ils ont commencé à gravir les hiérarchies des partis ou des mandats électifs. Ce sont déjà des professionnels de la politique ou des individus en voie de professionnalisation. Dans la période actuelle, cette tendance s’est encore renforcée. Une proportion croissante de professionnels de la politique a toujours vécu pour et de la politique. Ils ont été recrutés comme conseillers et collaborateurs de parlementaires ou de dirigeants territoriaux à l’issue de leurs études dans les écoles et les universités. Ils s’engagent ainsi dans une carrière politique.
Les compétiteurs les mieux dotés en ressources individuelles de toutes natures (relations, éducation, titres scolaires, aisance sociale et oratoire, moyens économiques et financiers) ayant le plus de chance de l’emporter, la professionnalisation renforcée a contribué à rétrécir, à rebours de l’évolution historique, le recrutement des dirigeants politiques. Il n’y a plus guère d’anciens ouvriers et employés dans les principales assemblées représentatives. À peu près la moitié de la population se trouve ainsi évincée des instances officiellement « démocratiques » au profit des catégories supérieures qui constituent moins d’un cinquième de la population.
Contrairement au principe démocratique officiel de l’égale éligibilité des citoyens aux fonctions représentatives, une part croissante des activités politiques nationales et locales se trouve ainsi monopolisée par des professionnels de la politique.
Des mondes à part
Comme tout univers différencié, les mondes de la politique se coupent des autres sphères de la vie sociale. Comme tous les actifs, les politiques occupent une position déterminée dans la division du travail. Ils ont une spécialité, une compétence spécialisée et aussi des intérêts propres. Ils ont par exemple un intérêt individuel et collectif à se maintenir dans le champ des activités politiques et de tenter d’y améliorer leur position. Ils ont un intérêt commun, corporatif, à défendre la portée, l’honorabilité et la crédibilité de leurs activités. Les adversaires irréductibles s’accordent au moins pour soutenir que le bien-être de tous dépend du résultat des luttes qui les séparent.
Les univers politiques tendent à se focaliser sur leurs enjeux propres. Dans un système représentatif, leur tendance à l’autonomie est toutefois contrebalancée par la nécessité d’intéresser et de mobiliser les citoyens « ordinaires », placés en position de profanes face aux initiés des joutes politiques. Il en résulte que la prise en compte et en charge des intérêts des individus et des groupes extérieurs aux champs politiques va s’opérer, comme par surcroît, dans la logique et dans les limites des intérêts propres (individuels, collectifs et corporatifs) des acteurs politiques spécialisés.
Dans le passé, les principaux acteurs politiques exerçaient un métier avant de devenir professionnels de la politique. Ils acquéraient alors des intérêts particuliers, mais en relation avec leurs expériences sociales antérieures. Dans la période contemporaine, ils n’ont guère d’expérience sociale en dehors de la politique. Ils ne sont pas sans ancrages sociaux du fait de leurs origines familiales, de leurs liens matrimoniaux ou de leurs cercles amicaux. Mais un diplômé d’université, devenu professionnel de la politique n’a pas, avec d’autres univers sociaux, les mêmes connivences que ceux qui ont appartenu à un groupe social « extérieur » avant de se consacrer à la politique. Même « fils d’ouvrier » (a fortiori « petit-fils »), un produit de la « méritocratie » scolaire devenu professionnel de la politique entretient des relations nécessairement plus distantes avec les catégories ouvrières qu’un homologue du passé « sorti de la classe ouvrière ». Il en était sorti au double sens. Il n’en était plus objectivement, même s’il pouvait croire qu’il en était toujours. Mais il en avait été, plus ou moins longtemps, et cette expérience était aussi constitutive de sa vision du monde et de ses dispositions à agir.
La professionnalisation politique entre ainsi en contradiction avec les principes officiels « du gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».
Une division du travail non remise en cause par les expériences participatives
Aujourd’hui, les effets conjugués de multiples concurrences politiques et de la construction historique d’une mouvance appelant au « dépassement » de la démocratie « représentative », ont contribué à la multiplication d’institutions et de dispositifs censés relever d’une « démocratie participative » ou « délibérative ». Même dans ce contexte, les professionnels de la politique parviennent dans l’ensemble à conserver leur suprématie.
En dehors de rares exceptions (Suisse), on constate que ce sont les autorités politiques aux différents niveaux territoriaux qui choisissent de mettre en place ces dispositifs. Les procédures obligatoires sont l’exception. Les rares possibilités d’initiatives des citoyens sont soigneusement encadrées, comme on le voit de manière caricaturale avec le « référendum d’initiative partagée ».
C’est surtout au niveau local et dans des secteurs limités de l’action publique (environnement, cadre de vie, aménagements) que des « expériences » de « participation » ont été développées. Au-delà de l’emphase des célébrations rhétoriques, la « participation » se réduit le plus souvent à une information et à une consultation d’un nombre réduit de citoyens volontaires, sans réel pouvoir de décision. Dans la plupart des cas, les autorités se réservent le choix des modalités d’organisation, des personnes en charge de leur mise en œuvre, du moment, du calendrier, des thèmes, de la problématique et des modalités de publicité. Les avis et propositions sont rarement contraignants. Les autorités politiques ou leurs délégués contrôlent dans l’ensemble les suites qu’ils entendent leur donner. Ils peuvent les ignorer ou retenir ce qui leur paraît utile. Quand les autorités ne contrôlent pas la procédure et qu’un pouvoir de décision est accordé aux participants, leur marge de manœuvre, notamment budgétaire, est limitée, à l’exemple des budgets participatifs. Les dirigeants conservent aussi toujours la possibilité de ne pas reconduire les expériences ou d’en diminuer la portée et les moyens.
Les institutions participatives ou délibératives s’inscrivent dans les logiques courantes des luttes politiques instituées. Le choix d’y recourir est affecté par des calculs orientés, non sans risque, par le souci d’en retirer des profits, qu’il s’agisse d’attester de l’attachement aux principes démocratiques ou de la vigueur d’un volontarisme, de peser sur l’agenda, de mettre en scène un consensus, de désarmer les opposants, de canaliser les conflits, d’éclairer des choix, d’identifier les critiques et les résistances, d’apprécier ou de renforcer l’acceptabilité, de sortir des impasses ou de faire émerger des alternatives.
La constitution et le développement d’une coalition complexe (élus, fonctionnaires, cabinets, universitaires, étudiants, diplômes, centres de recherche, colloques, séminaires spécialisés) autour de la promotion de la cause de la « participation » et de la « délibération » a produit et continue de produire d’indéniables effets de réalité. Ce mouvement a contribué à élargir la palette des ressources d’intervention des citoyens ordinaires. Elles ouvrent des possibilités de se faire entendre et de faire avancer des intérêts divers. Ces opportunités sont offertes à tous, mais elles sont appropriées par un nombre limité de participants actifs qui appartiennent plutôt aux catégories déjà favorisées de la population. Elles tendent du même coup à renforcer les inégalités politiques. En leur état actuel, les institutions et expériences participatives ne remettent pas fondamentalement en question la division du travail politique et la domination des professionnels spécialisés.