Les éditions du Seuil publient la première traduction française d’une discussion, datant de 1999, entre trois penseurs majeurs de la «gauche radicale». Éclairant.
Judith Butler, Ernesto Laclau, Slavoj Zizek, Après l’émancipation, Trois voix pour penser la gauche, Paris, éditions du Seuil, 2017, 396 p.
Publié initialement en 2000, en anglais, aux éditions Verso, ce livre, désormais accessible au public francophone, est d’une forme inhabituelle. Il s’agit, en effet, selon les mots de Jean-Claude Monod, qui signe la préface à cette traduction, d’un « entrecroisement d’essais » à partir de « questionnaires » que se sont adressés trois penseurs, et non des moindres : Judith Butler dans le champ des études de genre, Ernesto Laclau (1935-2014) dans celui du post-marxisme et Slavoj Zizek du côté d’un certain néo-marxisme. Bien sûr, on ne rendra pas compte ici de l’ensemble des accords et désaccords mis en lumière, au fil de leur confrontation, par ces trois figures de proue de la « pensée critique » contemporaine. Quelques axes forts se dégagent néanmoins.
Quel type de « puissance d’agir sociale » est approprié à notre époque ?
C’est sans doute Ernesto Laclau qui résume le mieux l’enjeu central du livre, au détour de l’une de ses questions. Constatant l’abandon des « théories classiques de l’émancipation », où celle-ci était toujours pensée comme globale et définitive, au profit d’une approche en termes d’émancipations particulières, le théoricien politique argentin s’interroge sur le type de « puissance d’agir sociale » appropriée à notre époque. Pour lui, point de nouveaux projets émancipateurs possibles sans reconnaissance du caractère constitutif, pour nos sociétés, de la pluralité de demandes et d’acteurs sociaux. En creux, c’est « le » marxisme qui est visé. Laclau lui reproche un « essentialisme de classe » (la vision d’un prolétariat réalisant l’émancipation de l’humanité entière à travers sa propre libération). Or, derrière le souci « postmoderne » de la pluralité irréductible des revendications, Savoj Zizek voit surtout un non-dit : « l’acceptation du capitalisme ». Et c’est contre un tel fatalisme (dont se défend, toutefois, Laclau) que le philosophe slovène entreprend de remettre à l’ordre du jour un certain primat de la lutte des classes et du champ de la production.
Au risque de nier la portée également universelle des luttes des « minorités », notamment sexuelles ? C’est bien ce que lui reproche, en substance, Judith Butler, prônant pour sa part un « engagement actif dans les formes du multiculturalisme », qu’on ne saurait, selon elle, réduire à des politiques particularistes…
Mais si Slavoj Zizek assume effectivement une certaine critique du multiculturalisme, ou de ce qu’il appelle les « politiques postmodernes », il ne paraît pas vouloir dénier toute légitimité aux questions d’identité posées par ce biais. Son souci semble être davantage de les articuler avec une authentique perspective anti-capitaliste, en réhabilitant le rôle structurant de l’antagonisme de classe. Et dans cet effort, il s’appuie notamment sur le marxisme de Lukacs : « l’une des conséquences importantes et constantes de ce que l’on appelle le “marxisme occidental”, formulée une première fois par le jeune Lukacs, c’est que la structuration du capitalisme autour des classes et des marchandises n’est pas juste un phénomène limité au “domaine” particulier de l’économie, mais constitue le principe structurant qui surdétermine la totalité sociale, de la politique à l’art et à la religion », rappelle-t-il. Et il poursuit : « Cette dimension globale du capitalisme se trouve suspendue dans les politiques progressistes multiculturelles d’aujourd’hui : leur “anticapitalisme” est réduit à la question de savoir comment le capitalisme d’aujourd’hui produit l’opposition sexiste / raciste, etc. ».
En quoi la lutte des classes serait-elle obsolète?
Contre cette tendance, il s’agirait donc de repérer, dans toute série de luttes particulières, celle qui, inscrite elle-même au sein de la série en question, en fournit également « l’horizon » d’ensemble. Et pour Zizek, on l’a compris, cette lutte structurante reste celle des classes.
Une conception que Laclau estime, pour sa part, dépassée. Selon lui, « il n’y a pas de situation spéciale au sein d’un système qui jouisse d’un privilège a priori pour mener une lutte antisystémique ». Tout dépendrait du contexte. Le point de cristallisation pourrait-il être, alors, dans certains cas, la lutte contre l’exploitation, sur laquelle se focalise Zizek ? C’est ce que l’on comprend d’abord. Mais, quelques lignes plus loin, le théoricien du « populisme de gauche » décrète ni plus ni moins que la lutte des classes « n’a pas de signification précise dans le monde contemporain ».
En quoi le fait que les contours des classes aient évolué, en particulier au cours des trente dernières années, comme le relève Laclau lui-même, permet-il de juger obsolète la lutte des classes ? Ces changements ne rendent-ils pas plutôt urgente, dans l’optique de subvertir le système capitaliste, une réflexion sur les nouvelles conditions de cette lutte, en s’appuyant, par exemple, sur les analyses respectives des sociologues Jean Lojkine[1] et Paul Bouffartigue[2] ?
Il y a là, clairement, deux orientations politiques.
En tout état de cause, voici un ouvrage d’une grande densité, fort utile pour se repérer dans les débats idéologiques d’aujourd’hui au sein de la gauche radicale.
[1] Voir l’entretien de Jean Lojkine réalisé par Laurent Etre et publié dans L’Huma dimanche, 15 au 21 septembre 2016.
[2] Voir l’entretien de Paul Bouffartigue réalisé par Pierre Chaillan et publié dans l’Humanité du 3 février 2017.