Les inégalités persistantes entre les régimes de protection des travailleurs menacent la solidarité qui fonde la sécurité sociale et qui implique de cotiser selon ses ressources et de recevoir selon ses besoins, quel que soit le statut sous lequel est exercé le travail. Pour tendre vers l’unité, objectif initial des fondateurs de la Sécurité sociale, il faut interroger les différentes situations de travail et la manière de les traiter, afin d’apporter des prestations sociales de nature équivalente à tous les travailleurs, sans nier la spécificité de leurs besoins sociaux. Éléments d’analyse.
Imaginer que la Sécurité sociale puisse se construire sans les travailleurs non-salariés serait méconnaître tant les ambitions des fondateurs de la Sécurité sociale, que les nécessités liées aux nouvelles formes de travail.
La Sécurité sociale porte dès son origine l’ambition d’un régime unique pour tous les travailleurs. À la sortie du deuxième grand conflit mondial, il s’agit de bâtir un projet social reposant sur le principe de solidarité nationale face aux risques de l’existence : sa pleine réalisation passe par une couverture qui s’étend le plus largement possible à la population.
L’échec de l’unité
L’ordonnance du 4 octobre 1945 pose les fondements de la Sécurité sociale, construite par les salariés pour les salariés. Elle est suivie de la loi du 22 mai 1946 qui acte l’intégration des travailleurs indépendants – ceux qui sont à la fois propriétaires de leur outil de travail et qui supportent le risque économique lié à leur activité – au régime. Toutefois, de vives oppositions des représentants des commerçants et artisans mettent en échec l’application de ces dispositions. Le principe de régimes spéciaux, tenant compte des spécificités du travail non-salarié, émerge.
Il faudra attendre 1948 pour que s’esquissent trois régimes d’assurance-vieillesse des artisans, professions industrielles et commerciales et professions libérales. De son côté, la loi du 12 juillet 1966 crée un régime autonome d’assurance maladie-maternité des non-salariés non-agricoles. L’accueil réservé à ces différents régimes par les intéressés est plus que mitigé. Les critiques portent sur la viabilité du régime tout d’abord, son déséquilibre démographique compromettant sérieusement l’autonomie de son financement ; mais surtout sur l’insuffisance de la couverture apportée, dérisoire en 1966. Certains indépendants rejoignent toutefois le régime général en se salariant de leur entreprise ; ils sont les « assimilés-salariés ».
L’assurance-vieillesse et l’assurance maladie-maternité-invalidité des exploitants agricoles, quant à elles, verront le jour respectivement en 1952 et 1961, avec une organisation fortement teintée de Mutualité, liée aux formes de solidarités propres à la paysannerie. Là aussi, de nombreuses voix s’élèvent pour défendre un régime spécial de Sécurité sociale, le régime général étant perçu comme un outil au service « d’un monde industriel dans lequel le salariat est la classe dominante »[1], à distance, se dit-on, des préoccupations des campagnes.
Par le caractère obligatoire de l’affiliation à leur régime de Sécurité sociale, les travailleurs non-salariés se retrouvent ainsi intégrés à un système reposant sur la solidarité à l’échelle nationale. Celle-ci va leur profiter de façon très concrète avec l’instauration des compensations démographiques inter-régimes en 1974, qui ne sont rien de moins que le financement du déficit lié au vieillissement de la population des travailleurs non-salariés par le régime général.
Ambition clairement rappelée en 1973, l’histoire de la protection sociale des travailleurs non-salariés est enfin celle d’une harmonisation progressive avec le régime des salariés, par le biais, dans un premier temps, d’une hausse des taux de cotisation associée à une hausse de la couverture et des prestations, mais également au moyen d’un rapprochement comptable des caisses. Au 1er janvier 2018, la planification de l’absorption par le régime général du régime des indépendants n’est que l’achèvement, en ce qui concerne les travailleurs dits « non-salariés non-agricoles », d’un mouvement initié depuis plus de quarante ans. Il n’est donc plus possible d’aborder les enjeux sociaux et économiques de la Sécurité sociale en se cantonnant aux réformes relatives au régime des salariés.
Des travailleurs précaires aux nouveaux visages
Évoquer succinctement la protection sociale des indépendants impose un bref détour par les besoins sociaux propres à cette catégorie de travailleurs, en profonde mutation. Le phénomène de tertiarisation du travail et l’essor des plateformes numériques, comme la disparition des petits exploitants agricoles, ont largement démontré que le travail indépendant d’aujourd’hui n’est plus celui d’hier.
La création des auto-entrepreneurs en 2008 a en effet relancé l’engouement pour le travail non-salarié, dont l’effectif actif périclitait. Ce régime simplifié de calcul et de paiement des cotisations sociales, réservé aux indépendants dont le chiffre d’affaires ne dépasse pas un certain seuil, est depuis en hausse constante, tandis que le nombre de travailleurs commerçants et artisans hors micro-entrepreneurs diminue. Dans certains secteurs, tels ceux des services aux particuliers ou de l’informatique, les indépendants exercent majoritairement sous le statut micro-entrepreneur[2].
Si l’influence de la micro-entreprise sur la manière d’aborder le travail et la protection sociale est notable, c’est principalement sur deux points, en amont et en aval du droit :
- En amont, car elle témoigne d’une volonté explicite d’incitation par le législateur à « l’initiative individuelle» ou encore au « passage facilité et sécurisé du statut de salarié au statut d’indépendant »[3];
- En aval, car le développement de cette « initiative individuelle » ne s’est pas forcément accompagné du progrès social attendu : seuls 62 % des micro-entrepreneurs ont déclaré un chiffre d’affaires positif fin 2016 et plus de 90 % ont des revenus inférieurs au SMIC. Chez les travailleurs indépendants non micro-entrepreneurs, la situation n’est guère beaucoup plus enviable, puisqu’ils sont 60 % à vivre avec un revenu inférieur au SMIC. Enfin, l’absence de pérennité de ces nouvelles micro-entreprises est à l’origine d’une relative instabilité démographique du régime.
Des inégalités persistantes
La solidarité, qui doit faire face à des défis et des attaques de plus en plus nombreux, ne peut survivre sans l’adhésion de ses acteurs, qui passe par l’égalité. Celle-ci implique de cotiser selon ses ressources et de recevoir selon ses besoins, quel que soit son statut. Ce sont les critères de ressources et de besoins qui définissent ainsi les droits et les devoirs de chacun au sein du groupe solidaire. Loin d’être le déni des particularités, l’égalité telle que définie par le Conseil constitutionnel[4] interroge, rappelons-le, la proportion entre une différence de situation et de traitement. Pour assurer la finalité d’une norme – protéger le travailleur, par exemple – et uniquement dans ce dessein, il pourrait ainsi être admis que des catégories de personnes puissent faire l’objet d’une adaptation de la norme commune à leur situation particulière. La question du traitement des différentes situations de travail par la protection sociale est un des principaux défis du rapprochement entre les salariés et les non-salariés, afin que la protection face au risque ne devienne pas une variable ajustée en fonction du statut sous lequel est exercé le travail.
Les travailleurs non-salariés ne sont pas, ou très peu, protégés par le Code du travail, du fait de l’absence de subordination juridique – et non économique – dans l’exercice de leur activité. Ils supportent en revanche une série de risques que ne supportent pas les salariés et que nous pourrions schématiquement classer en deux catégories : le risque lié au démarrage de l’activité et le risque lié à la fluctuation de l’activité. Aux côtés de la question « qui paie ? », la couverture de ces risques propres à l’activité indépendante ne doit pas être oubliée dans le cadre d’une harmonisation des régimes.
En outre, le rapprochement des régimes interroge la légitimité de certains dénis des principes les plus essentiels de la Sécurité sociale pour certaines catégories de travailleurs. Citons l’exemple des artistes-auteurs, censés relever du régime général, mais qui, en deçà d’un certain seuil de revenus, cotisent sur leur revenu professionnel sans bénéficier d’un droit à prestation en retour, c’est-à-dire sans bénéficier, en pratique, d’une couverture des risques maladie, maternité ou vieillesse liée à leur travail.
Du côté des commerçants, artisans ou professions libérales ne relevant pas de la micro-entreprise, le montant de la cotisation appelée peut ne pas être proportionnel au revenu (lorsque celui-ci est nul, que le travailleur est en arrêt de travail ou qu’il accuse une baisse d’activité) et mène souvent à des situations de crise. Ces difficultés avaient déjà été soulevées à la création du régime. Le système simplifié prévu pour les micro-entrepreneurs, avec un appel de cotisation en temps réel, mensuel ou trimestriel, a permis d’en limiter l’impact sur les nouveaux indépendants. Toutefois, parmi les travailleurs non-salariés dont les revenus sont équivalents ou inférieurs au SMIC – et ils sont nombreux – l’harmonisation de la couverture avec celle des salariés est loin d’être atteinte. Le mouvement de réduction des cotisations patronales sur les bas salaires[5] a en effet rapproché taux de cotisation salarié et non-salarié. Or, à taux de cotisation quasi équivalent, les travailleurs non-salariés aux plus bas revenus bénéficient toujours de prestations bien moindres, notamment sur les risques maternité et vieillesse.
Enfin, le traitement des assimilés-salariés, ces indépendants qui rejoignent le régime général et qui ne bénéficient ni du même statut que les salariés ni du même statut que les non-salariés, démontre qu’un travail colossal doit être engagé pour interroger la multiplication des régimes qui divise et isole les travailleurs plus qu’elle ne les protège. Cette division menace directement la solidarité, dans la mesure où elle empêche les travailleurs de se regrouper pour porter des revendications communes, mais aussi, car elle offre, tant aux travailleurs qu’aux employeurs ou donneurs d’ordre, la tentation de « faire leur marché » parmi les statuts sous lesquels est exercé le travail, en faisant souvent de la protection sociale, une préoccupation secondaire.
L’absorption par le régime général du régime des travailleurs indépendants est peut-être annonciatrice d’une nouvelle solidarité nationale qui remplirait enfin son objectif initial d’unité tout en restant fidèle à la filiation entre le travail et la Sécurité sociale. L’égalité, corollaire de la solidarité, doit permettre d’apporter une réponse aux spécificités du travail non-salarié qui ne soit pas en défaveur des travailleurs.
La protection sociale des travailleurs non-salariés s’inscrit plus que jamais dans le contexte global des questions relatives, tant aux mutations des formes de travail, qu’à celles de la Sécurité sociale et notamment de son financement. Part grandissante de l’État dans la gestion des caisses, financement par l’impôt, part ouverte au marché des assurances, solidarités mutualistes, capitalisation des cotisations, opposition par la Cour de Justice de l’Union européenne de la liberté d’entreprendre aux droits sociaux, sont autant de choix politiques qui s’expriment aussi dans la protection sociale des non-salariés. Il serait toutefois vain de croire que la construction de la Sécurité sociale n’a pas été le fruit de débats et de compromis. C’est le dépassement de l’opposition entre travail salarié et non-salarié par la Sécurité sociale qui permettra peut-être à la solidarité d’évoluer dans ses manifestations, pour ne pas disparaître dans son principe.
Pour aller plus loin :
- Alain Supiot (dir.), Au-delà de l’emploi. Transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe, Paris, Flammarion, nouvelle éd., 2016, 384 p. (la synthèse du rapport est disponible en cliquant sur ce lien).
- Gérard Lyon-Caen, Le droit du travail non-salarié, Paris, Sirey, 1990, 208 p.
- Paul Durand, « Naissance d’un droit nouveau : du droit du travail au droit de l’activité professionnelle », Droit social, n° 12, 2010, p. 1246