Le principe de faveur, dynamique normative propre au droit du travail, n’est pas un principe du toujours plus, mais une manière de combattre le déséquilibre inhérent à la relation salariale caractérisée par un lien de subordination. La tendance à sa remise en cause ne s’inspire guère de la proclamation de l’OIT selon laquelle «le travail n’est pas une marchandise».
Les règles du droit du travail sont un enjeu des politiques et des luttes sociales. Gérard Lyon Caen, qui avait souligné leur caractère ambivalent (pas toujours protectrices des salariés, elles permettent aussi l’exploitation du travail), était allé jusqu’à parler de « technique réversible ». Pourtant, la théorie des sources du droit du travail, qui permet de comprendre son architecture, fait apparaître une particularité dans l’enchainement des normes, importante à situer avec précision dans le contexte des réformes en cours. Cela concerne d’une part les rapports de la loi et des accords collectifs issus de la négociation, d’autre part l’articulation des accords conclus à différents niveaux.
S’agissant des rapports entre la loi et les accords collectifs, intervient « l’ordre public ». Ce concept joue un rôle dans toutes les branches du droit pour exprimer des valeurs, des principes de base, auxquels il est interdit, notamment par contrat, de déroger. Pour les rédacteurs du Code civil, l’idée était celle d’une exigence de conformité à la justice, à l’utilité publique.
Le principe de faveur: l’ADN du droit du travail
Il existe en droit du travail des règles d’ordre public absolu, sorte de noyau dur pour la jurisprudence (exemple : on ne négocie pas sur la durée du mandat des délégués telle que la loi l’a prévue). Mais la dynamique (normative) propre au droit du travail découle de la référence de l’ordre public social à ce que la doctrine appelle le « principe de faveur ».
En droit du travail, la spécificité de l’ordre public ne réside pas, contrairement aux idées reçues, dans l’impérativité des lois et règlements. Elle est dans une hiérarchie des règles établie non pas en fonction de leur nature, de leur autorité, mais de leur teneur : la règle qui prévaut est la plus favorable au salarié.
Cette spécificité se trouve au cœur de la construction des sources du droit du travail : l’ADN du droit du travail en quelque sorte… L’on aboutit à une indérogabilité relative de l’ordre public, ayant pour finalité la protection du salarié : « la convention ou l’accord collectif de travail peuvent comporter des dispositions plus favorables au salarié que celles des lois ou règlements en vigueur » précise toujours l’article L 1132-4 du Code du travail, invitant les négociateurs à améliorer, au profit des salariés, les règles posées par le législateur. Dès 1973, le Conseil d’État avait vu là un « principe général du droit du travail » relatif à la création des règles de droit. Et la Cour de Cassation a ensuite défini un « principe fondamental en droit du travail » pour l’application des normes, la plus favorable au salarié étant retenue en cas de conflit.
Ces principes n’ont cependant pas une portée constitutionnelle : le législateur peut les aménager, et il en a beaucoup réduit la portée depuis une trentaine d’années.
Un principe de plus en plus remis en cause
Le « principe de faveur » se rencontre également dans l’articulation des accords et conventions conclus au niveau des branches (banque, métallurgie, construction, etc.) et des accords d’entreprise. Le schéma initial voyait dans l’accord d’entreprise une norme permettant l’adaptation et l’amélioration des accords de niveau supérieur au profit des salariés, en particulier les accords de branche. Des remises en cause, notamment depuis la loi Fillon du
4 mai 2004, se sont produites, et la question de l’autonomie de l’accord d’entreprise par rapport à l’accord de branche est devenue une question centrale. Le plaidoyer pour un droit de proximité découlant des accords conclus dans l’entreprise se heurte à la question du rapport de forces défavorable au niveau de l’entreprise en difficulté économique et à la nécessité de garanties résultant d’un encadrement par la convention de branche ou par la loi.
Enfin, le principe de faveur dominait l’application de la convention ou de l’accord collectif au contrat de travail, les dispositions « plus favorables » de celui-ci pouvant en principe résister.
Cette dernière règle est toujours inscrite dans le Code du travail (article L 2254-1), et les ordonnances présentées le 31 aout n’y touchent pas, mais elle vaut de moins en moins dès que l’accord concerné porte sur l’emploi : le refus du salarié de s’y soumettre l’expose au licenciement.
Au-delà de l’analyse technique, l’essentiel est ici de dégager les enjeux sous-jacents. Le « principe de faveur » n’est pas un principe du « toujours plus » : il combat le déséquilibre inhérent à la relation salariale. Il renvoie implicitement au pouvoir patronal de direction et au pouvoir économique dans l’entreprise. Le déséquilibre est inscrit dans la définition du contrat de travail. La « subordination juridique » donne à l’employeur le pouvoir de donner des ordres, de contrôler l’exécution du travail et de « sanctionner les manquements ». Le déséquilibre se manifeste beaucoup dans la négociation collective au niveau de l’entreprise.
Or le principe de faveur est écarté, particulièrement dans les rapports entre les accords collectifs et le contrat de travail, par toutes les lois qui se sont multipliées ces dernières années, affirmant vouloir promouvoir l’emploi par des efforts répétés pour assurer une « émancipation » des accords conclus au niveau de l’entreprise (loi du 14 juin 2013 sur la sécurisation de l’emploi, lois Macron et Rebsamen des 6 et 17 aout 2015, loi travail du 8 aout 2016). Et les ordonnances Pénicaud renforcent cette orientation.
Des attaques contre la prévisibilité et la sécurité garantie par le contrat
Il faut bien voir que le contrat de travail, tout en faisant du salarié un subordonné dans son travail, le reconnaît en même temps comme sujet. Prévoir que les stipulations d’un accord censé préserver ou développer l’emploi se substituent à celles du contrat de travail revient à ignorer la force obligatoire du contrat, c’est-à-dire la prévisibilité et la sécurité en principe garanties par le contrat au salarié.
On dira bien sûr que la volonté de la majorité (puisque les signataires des accords sur l’emploi doivent être majoritaires) fait plier la volonté individuelle. C’est justement l’un des enjeux actuels : la promotion de l’emploi passe-t-elle nécessairement par l’abandon dans la loi de la protection du contractant le plus faible? Il est en effet loin d’être démontré que l’accord collectif en cause est plus protecteur que le contrat.
Au total, la « modernisation » du droit du travail doit-elle se faire par une gestion violente de la force de travail ? On soulignera que sur le respect des droits fondamentaux des salariés (conciliation de la vie professionnelle avec la vie familiale par exemple), les textes évoqués sont d’une grande faiblesse. Évaluées à l’aune des questions évoquées, les politiques sociales mises en œuvre dans la période récente n’apparaissent guère inspirées par l’idée que « le travail n’est pas une marchandise », selon la belle proclamation de l’OIT.
Pour aller plus loin:
Michèle Bonnechère, « Où va le droit du travail », Le droit ouvrier, juin 2016, pp. 315-334.
Antoine Jeammaud, « Le principe de faveur, enquête sur une règle émergente », Droit social, 1999, p.115.
Gérard Lyon-Caen, « Le droit du travail, une technique réversible », Dalloz, 1995.