Dans leur recherche d’une définition de la justice, Socrate et Adimante abordent la question de l’émergence de la division du travail… En nouant étroitement les fils de la coopération, de l’échange et de la production, et en brodant ce motif de la division du travail sur la trame des relations sociales constitutives de la Cité, Platon initie un questionnement qui n’a cessé de structurer – de son disciple Aristote à Hegel et Marx jusqu’à la philosophie et aux sciences sociales contemporaines – les théories critiques du travail.
Extrait de La République de Platon (Livre II, 369b-370a)
SOCRATE – Ce qui donne naissance à une cité, repris-je, c’est, je crois, l’impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même, et le besoin qu’il éprouve d’une foule de choses ; ou bien penses-tu qu’il y ait quelque autre cause à l’origine d’une cité ?
ADIMANTE – Aucune, répondit-il.
S – Ainsi donc, un homme prend avec lui un autre homme pour tel emploi, un autre encore pour tel autre emploi, et la multiplicité des besoins assemble en une même résidence un grand nombre d’associés et d’auxiliaires ; à cet établissement commun nous avons donné le nom de cité, n’est-ce pas ?
A – Parfaitement.
S – Mais quand un homme donne et reçoit, il agit dans la pensée que l’échange se fait à son avantage.
A – Sans doute.
S – Eh bien donc ! repris-je, jetons par la pensée les fondements d’une cité ; ces fondements seront apparemment, nos besoins.
A – Sans contredit.
S – Le premier et le plus important de tous est celui de la nourriture, d’où dépend la conservation de notre être et de notre vie.
A – Assurément.
S – Le second est celui du logement ; le troisième celui du vêtement et de tout ce qui s’y rapporte.
A – C’est cela.
S – Mais voyons ! dis-je, comment une cité suffira-t-elle à fournir tant de choses ? Ne faudra-t-il pas que l’un soit agriculteur, l’autre maçon, l’autre tisserand ? Ajouterons-nous encore un cordonnier ou quelque autre artisan pour les besoins du corps ? – Certainement. – Donc, dans sa plus stricte nécessité, la cité sera composée de quatre ou cinq hommes.
A – Il le semble.
S – Mais quoi ? faut-il que chacun remplisse sa propre fonction pour toute la communauté, que l’agriculteur, par exemple, assure à lui seul la nourriture de quatre, dépense à faire provision de blé quatre fois plus de temps et de peine, et partage avec les autres, ou bien, ne s’occupant que de lui seul, faut-il qu’il produise le quart de cette nourriture dans le quart de temps des trois autres quarts, emploie l’un à se pourvoir d’habitation, l’autre de vêtements, l’autre de chaussures, et, sans se donner du tracas pour la communauté, fasse lui-même ses propres affaires ? […]
A – Peut-être, Socrate, la première manière serait-elle plus commode.
S – Par Zeus, repris-je, ce n’est point étonnant. Tes paroles, en effet, me suggérent cette réflexion que, tout d’abord, la nature n’a pas fait chacun de nous semblable à chacun, mais différent d’aptitudes, et propre à telle ou telle fonction. Ne le penses-tu pas ?
A – Si.
S – Mais quoi ? dans quel cas travaille-t-on mieux, quand on exerce plusieurs métiers ou un seul ?
A – Quand, dit-il, on n’en exerce qu’un seul.
S – Il est encore évident, ce me semble, que, si on laisse passer l’occasion de faire une chose, cette chose est manquée.
A – C’est évident, en effet.
S – Car l’ouvrage, je pense, n’attend pas le loisir de l’ouvrier, mais c’est l’ouvrier qui, nécessairement, doit régler son temps sur l’ouvrage au lieu de le remettre à ses moments perdus.
A – Nécessairement.
S – Par conséquent on produit toutes choses en plus grand nombre, mieux et plus facilement, lorsque chacun, selon ses aptitudes et dans le temps convenable, se livre à un seul travail étant dispensé de tous les autres.