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Pour une appropriation politique du «travail vivant»: l’exemple de Renault

Pour une appropriation politique du «travail vivant»: l’exemple de RenaultTemps de lecture : 6 minutes

Depuis 40 ans, les mutations du capitalisme dans l’entreprise ont désorganisé les collectifs de travail, affaibli le syndicalisme et éloigné les partis politiques, notamment de gauche, du monde ouvrier. Dans cet article, Fabien Gâche explique comment au sein de Renault, l’ingénierie managériale a instauré une domination idéologique du marché et de la concurrence, isolant les salariés et réduisant leur pouvoir d’action. Face à cette dépolitisation, l’auteur appelle à reconstruire des liens entre syndicalisme et politique pour réinvestir le travail comme espace démocratique.

On ne peut pas décorréler l’évolution des relations entre partis politiques et syndicats des changements structurels auxquels a procédé le capital au sein des entreprises et des services publics au cours des 40 dernières années. L’évolution au sein de Renault depuis les années quatre-vingt est emblématique et résulte d’un « processus d’acculturation[1] » appelé conduite du changement.

À cet effet et dès 1984, le gouvernement[2] a autorisé la planification et la mise en œuvre au long cours d’une véritable « ingénierie politique»[3] au sein de Renault visant notamment trois dimensions :

  • La mise hors circuit de l’intelligence collective en paralysant la capacité de penser des salariés et ainsi leur capacité d’action,
  • Imprégner les esprits « d’un marché divin » indépassable, qui s’imposerait naturellement et ancré dans un darwinisme social qui ne dit pas son nom.
  • Isoler, détacher les organisations syndicales du terrain, du réel de ce que font ou tentent de faire les salariés et les enfermer dans un rôle de « partenaire ».

Le syndicalisme à l’épreuve de la nouvelle organisation du travail

Le management et les organisations du travail mises en place, fondamentalement politiques, ont eu vocation à casser les collectifs de travail, à isoler les travailleurs et les mettre en concurrence, y compris au sein d’un même établissement.

Au cours des 40 dernières années, nous avons assisté à l’éclatement des métiers et à leur externalisation avec l’explosion des contrats précaires, la multiplication des statuts en tout genre, l’incertitude économique récurrente sans autre perspective que le moins-disant social, ou encore la prolétarisation des métiers de l’ingénierie…

Par ailleurs et pour le management[4], la qualité qui importe, ce n’est pas la qualité pour le métier. C’est « la qualité pour le marché, dans le temps du marché ». La grande majorité des salariés travaille dans une position « de service », et c’est « le marché » qui fixe les objectifs.

Le management réduit le travail à l’exécution passive d’une prescription sans créativité et sans autonomie, pour une activité découpée en tâches isolées. Le travailleur.euse est considéré.e comme une chose interchangeable, un coût à réduire.

Avec les externalisations et délocalisations, les grandes concentrations de salariés dans une même usine et qui contribuait à développer leur capacité d’organisation et leur engagement dans un processus d’apprentissage collectif qu’évoquait Marx, n’existent pratiquement plus. Et c’est sur ce modèle que le syndicalisme est encore trop souvent organisé.

Ceci explique l’affaiblissement du syndicalisme[5] et sa capacité à mobiliser sur l’affirmation des valeurs que les salariés s’évertuent pourtant à défendre au quotidien dans leur travail.

Dans le même mouvement et sur la même période, les partis politiques de gauche, dont le Parti communiste français, ont déserté le monde du travail avec au moins trois conséquences majeures :

  • Les organisations syndicales ont été privées d’une réflexion politique sur les bouleversements des organisations du travail et leurs conséquences.
  • Le vécu et le monde du travail lui-même (et les ouvriers en particulier), sont très largement ignorés dans la représentation politique. Ce qui explique la méconnaissance des organisations politiques des changements et conséquences évoqués et la transformation du rapport des travailleur.euses aux « politiques » en général avec en autres, la progression des idées d’extrême droite.
  • Enfin, les directions d’entreprises ont pu occuper seules les lieux du travail pour développer sans obstacle majeur un outillage politique permettant l’imprégnation des thèses néolibérales au plus grand nombre de salariés au cœur des entreprises et services publics.

Une double besogne : l’exemple de Renault

Bien entendu, le syndicalisme a la responsabilité de réinterroger ses pratiques syndicales à la hauteur des enjeux et des conditions ici synthétisées. À partir du travail, recréer des collectifs, reconnecter les circuits de l’intelligence collective, la capacité de penser et d’agir des salariés.

Le PCF est face à la nécessité d’irriguer son analyse, ses réflexions sur le réel de ce que vivent les travailleurs, de l’humanité qu’ils s’efforcent de soutenir, de leur singularité et de leur rapport au travail pour co-construire un projet politique pour un monde de justice, d’égalité et de fraternité. Un projet politique alors susceptible d’être l’affaire des travailleur.euses eux et elles-mêmes et qu’ils et elles pourront alors porter.

Dans cet esprit, les rencontres, les échanges, les débats contradictoires entre organisations politiques, salarié.es et organisations syndicales relèvent d’un passage incontournable.

En 2018, la coordination des syndicats CGT du groupe Renault a rencontré des dirigeants nationaux du PCF pour leur faire connaître leur projet industriel pour développer l’industrie automobile française. Rencontres qui ont abouti à un débat public qui s’est déroulé le 16 juin 2021 au Mans sur l’avenir de la filière automobile française. Philippe Martinez pour la CGT, Fabien Roussel pour le PCF, un représentant des Verts et le syndicat CGT de l’usine Renault Le Mans ont débattu devant plus 150 personnes, essentiellement des salariés de l’usine Mancelle.

En décembre 2024, et toujours sur l’avenir de l’automobile, un débat public à l’initiative du PCF réunissant plus de 130 travailleur.euses et syndicalistes, de dirigeants locaux du PCF, du PS, des Verts et d’un certain nombre d’élus locaux (y compris de droite) ont permis d’éclairer chacune des positions respectives des autres. Débat qui a été travaillé préalablement avec les syndicalistes[6] de Valeo, NTN et Renault.

Enfin, le 17 mai dernier et dans le cadre d’un débat portant sur « Comment prendre le pouvoir sur les choix stratégiques du pays et des entreprises ? » organisé par le PCF dans le cadre de sa campagne « Une nouvelle industrialisation pour la France », j’ai tenté d’expliquer les évolutions et conséquences résultant de « l’ingénierie politique » mise en œuvre et évoquée plus haut, ainsi que les responsabilités qui incombent au syndicalisme et au PCF.

Des initiatives qu’il faut développer

La nécessité de réinvestir politiquement les entreprises et le travail lui-même passe par ce type d’initiative. Développer ces échanges permet au champ politique de mesurer les enjeux qui se dessinent autour des questions du travail.

Dès lors où le travailleur isolé est dépossédé de toute autonomie dans l’exercice de son travail, contraint à des tâches guidées par les seules exigences « du marché de droit divin » opposées à ses propres valeurs éthiques et réduites à une simple exécution passive, c’est un processus de sa propre dévalorisation qui s’engage, couplé au sentiment d’incapacité à pouvoir peser sur le cours des choses.

Et pour qu’un citoyen puisse prendre part à la vie démocratique de la cité, encore faut-il que dans son travail, son avis et ses valeurs puissent être pris en compte dans les décisions organisationnelles liées à la forme et aux objectifs de sa propre activité, dans un environnement de coopération avec ses collègues de travail.

Chacun peut voir ici la complémentarité de l’action syndicale et politique et considérer alors la question de droits nouveaux pour les salariés et leurs organisations syndicales comme une question éminemment politique, parce que l’exercice de la démocratie dans l’entreprise est la condition de l’exercice de la démocratie politique.

Nous dépassons ici la seule question des moyens syndicaux, de l’augmentation du nombre d’élus, d’une refonte des instance unique des représentants du personnel (IRP) ou d’un pouvoir décisionnel des organisations syndicales qui sont bien entendu nécessaire.

On touche à la nature même des organisations du travail et finalement à la conception politique de la démocratie défendue par les uns et les autres.

La puissance des syndicats et le développement de la démocratie peuvent se développer sur la base d’un travail syndical et politique complémentaire :

  • De ré-humanisation ;
  • De reconstruction des solidarités ;
  • De co-élaboration avec les travailleur.euses avec la confrontation de leur point de vue respectif, de leur singularité et de leur capacité à délibérer pour l’action.

 

Pour aller plus loin:

[1] Terme employé par un directeur des ressources humaines France de l’entreprise en fonction entre 2007 à 2016.

[2] Renault étant entreprise nationale à l’époque, c’est le gouvernement qui nommait les dirigeants de l’entreprise.

[3] Voir le livre de Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique éditions, 2018, dans lequel il y analyse comment, face aux crises de gouvernabilité des années 1970, les élites économiques ont élaboré des stratégies pour maintenir l’ordre capitaliste. G. Chamayou décrit cette transformation comme une « ingénierie politique redoutable », soulignant que le néolibéralisme n’est pas simplement une doctrine économique, mais une philosophie politique visant à dépolitiser les enjeux économiques et à restreindre la participation démocratique.

[4] Le management à une fonction exclusivement politique visant « à faire adhérer les salariés à la politique de l’entreprise… à accroître l’expertise des intéressés […] à développer en eux de nouveaux comportements leur permettant de participer plus rapidement aux nouvelles formes d’organisation du travail… aux flux tendus nécessaires à sa rentabilité ». Extraits de l’ “Accord à vivre” mis en place chez Renault en 1989 que la CGT n’a pas signé.

[5] Il faudrait bien entendu aller beaucoup plus loin dans l’analyse.

[6] La fermeture de l’usine Valeo avait été annoncée en juillet 2024. Et depuis, 127 licenciements ont été annoncés pour NTN (entreprise qui a racheté les secteurs transmissions de Renault Le Mans en 2000 et qui travaille toujours très majoritairement pour Renault).

Pour citer cet article

Fabien Gâche, «Pour une appropriation politique du « travail vivant » : l’exemple de Renault», Silomag, n°19, juillet 2025. URL:

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