Alors qu’il génère des gains de productivité considérables, le numérique est prioritairement utilisé par le Capital pour abaisser le «coût du travail». À rebours, des jeunes et moins jeunes en font un usage coopératif, horizontal, solidaire et créatif. Ces usages préfigurent une possible République des communs comme la construction d’une société de libres producteurs associés.
La Révolution numérique est tension permanente entre une polarité émancipatrice fondée sur l’appropriation de la technologie, le libre partage de l’information et des savoirs, les biens communs, l’auto-organisation, l’horizontalité, l’autonomie individuelle, l’éthique hacker ; et une polarité libéral-libertarienne dont les moteurs sont les start-up, les dérégulations, les inégalités, la fraude fiscale, le pillage des biens communs numériques, la parcellisation et l’émiettement du travail.
Le numérique change la nature du travail et bouleverse la structure des entreprises
Le numérique change la nature du travail. Non seulement le travailleur fait moins appelle à sa force physique, à sa mémoire, ou aux automatismes mentaux, mais il est astreint à des injonctions à s’adapter, à réagir toujours plus vite et plus, à créer et à innover en permanence dans un environnement où il doit « coopérer » avec des robots ou des algorithmes, avec à la clef une perte de maîtrise sur son travail, le burn-out et l’invasion de la vie privée par le professionnel. Le travailleur d’une plateforme numérique n’est plus licencié, mais déconnecté sans indemnité ni recours.
Le numérique bouleverse la structure des entreprises et des institutions publiques. À des organisations marquées par la hiérarchie, la verticalité, la rétention et le contrôle de l’information, le numérique oppose les réseaux pair-à-pair, l’horizontalité, le libre partage et diffusion de l’information. Il remet en cause les fonctions de médiation, court-circuite les corps intermédiaires, l’encadrement et produit du décloisonnement. Mais aux hiérarchies verticales se substituent les dictatures de la notation de tous par tous, de la transparence absolue, de l’e-réputation et d’oligarchies technocratiques régulant l’auto-organisation des réseaux. Les organisations horizontales ne font pas disparaître les rapports de domination, elles les diluent ou les automatisent via des algorithmes. Les flux continus d’informations suscitent addictions et injonctions constantes à réagir en temps réels. On passe d’une logique de la centralisation à une logique de coordination mutuelle. La conception, l’innovation et la création sont de plus en plus socialisées tout en permettant une individualisation et une décentralisation de la production de biens et de services.
Les enjeux de la combinaison de l’intelligence artificielle et du big data
La lutte contre le « Wall-Street management » prend plus d’acuité lorsque celui-ci utilise les outils de l’intelligence artificielle et de la captation permanente des traces numériques produites par les salariés lors de leur temps de travail. Le droit à la déconnexion, le refus de l’encadrement par la notation numérique, l’accès aux codes sources des algorithmes et aux données, l’appropriation des technologies numériques sont de vraies luttes qui s’inscrivent pleinement dans la grande lutte de classe qui oppose les 1 % qui possèdent presque tout aux 99 %.
Nombre d’études prédisent une destruction massive d’emplois du fait de la révolution numérique. Les plus pessimistes avancent une destruction en 20 ans de 47 % des emplois et métiers existants et d’autres avancent le chiffre de 9 %.
La méthodologie des études plus pessimistes s’appuie sur la part des fonctions théoriquement automatisables dans un emploi donné sans tenir compte de l’acceptabilité sociale de l’automatisation de telle ou telle tâche. Ainsi, si théoriquement on pourrait se passer de la présence humaine dans un cockpit d’avion, aucun voyageur n’accepterait d’embarquer dans un avion de ligne sans pilote. De plus, certaines de ces études ne tiennent pas compte des facteurs économiques ou écologiques. En effet pour certaines tâches peu qualifiées et très peu payées, le coût de développement et de mise en œuvre d’un robot peut être supérieur à celui d’un travailleur humain. Écologiquement, l’impact de l’ensemble des data-centers qui alimentent en données les automatistes et les robots, représente des consommations électriques phénoménales ainsi que de fortes émissions de chaleur.
Cependant, la combinaison de l’intelligence artificielle et du big data a et aura des conséquences majeures sur l’emploi, les qualifications et le statut des travailleurs. Cette combinaison appelle, d’une part, le développement d’une masse d’emplois peu qualifiés, peu rémunérés, de tâcherons de la donnée et d’entraîneurs d’algorithmes apprenants. D’un autre côté, quelques emplois requérants des qualifications de plus et plus fortes, mais beaucoup d’emplois de qualifications moyennes y compris dans des professions intellectuelles sont fortement menacés. Cette tendance tend à multiplier les emplois de travailleurs indépendants à la tâche au détriment du salariat.
Quelle utilisation des gains de productivité?
Ces études traduisent aussi l’obsession que le Capital a d’utiliser prioritairement le numérique pour abaisser ce qu’il appelle le « coût du travail » en détruisant de l’emploi, en faisant pression sur les salaires et faisant supporter toutes les externalités négatives des entreprises sur l’ensemble de la société.
La question politique est de savoir où y iront les gains de productivité considérables que génère le numérique : aux actionnaires, à la finance ou à la satisfaction des besoins humains ?
Si nous ne voulons pas être réduits à la condition d’un chauffeur Uber à la merci de sa plateforme ou du travailleur à la tâche d’Amazon mechanical turk[1], il faut poser en grand la question de l’utilisation de ces gains de productivité, de la réduction massive du temps de travail, de l’avancement de l’âge de départ à la retraite, d’une véritable formation continue. Il faut intégrer aussi la perspective de la création de nouveaux emplois dont nous n’avons même pas l’intuition de l’existence ; emplois qui répondent à de nouveaux besoins humains y compris suscités ou rendus possible par le numérique.
Le besoin de sécurisation sociale des parcours individuels de vie
La révolution numérique et ses gains de productivité posent une autre question très politique : celle de la sécurisation sociale des parcours individuels de vie. Faut-il une sécurité d’emploi et de formation, un salaire à vie, une extension à tous du statut d’intermittent du spectacle, un revenu universel de base ?
Il faut donc poser la question du financement, de l’appropriation des gains de productivité par toute la société, en dénonçant les solutions libertariennes d’un revenu de base consumériste de misère remplaçant l’ensemble des allocations sociales.
Il existe déjà des expériences concrètes de sécurisation des parcours professionnels comme les mutuelles de travail, reste à les généraliser et les diversifier.
De plus en plus de jeunes ne supportent plus de faire des « jobs à la con », d’être privés de protection sociale, d’avoir une autre hiérarchie que celle de la compétence. Nombre d’entre eux veulent créer et entreprendre, non point pour créer une start-up et avoir à 30 ans une Rolex.
Créer et rendre accessibles des «communs mondiaux d’innovation partagée»
L’objectif de ces jeunes n’est pas de faire fortune, mais de créer, d’entretenir, de rendre accessibles via le réseau numérique des « communs mondiaux d’innovation partagée » car ils ne supportent pas qu’à cause de la recherche du profit maximum 90 % des innovations dans les entreprises restent au placard. Ils pensent nouveaux modes de productions, coopérative, économie sociale et solidaire, économie circulaire, lutte contre l’obsolescence programmée, réparabilité, mise en commun.
Ces jeunes et moins jeunes, on les retrouve dans des réseaux d’ateliers coopératifs de fabrications et de créations numériques que sont les fablabs, les hackers et makers spaces, les communautés de développement de logiciels libres, mais aussi dans les jardins et habitats partagés, les AMAP, les plateformes numériques coopératives contre modèle à Uber. Ils sont ce qu’on appelle des tiers lieux et préfigurent l’une des institutions d’une possible République des « communs » et d’une société post capitaliste.
Construire une société de libres producteurs associés
Alors plutôt que de gâcher son argent à aider des start-up aux réalisations et à l’utilité sociale douteuses, l’État devrait, s’il veut vraiment développer en France, l’innovation technologique, jouer le rôle d’incubateur de tiers lieux, en prolongement d’une véritable politique de recherche publique.
La révolution numérique nous met au pied du mur du dépassement de la condition salariale, non pas pour aller vers une société d’« entrepreneurs de soi » comme les chauffeurs Uber esclaves de la dictature du libre marché du capitalisme de plateforme, mais pour construire une société de libres producteurs associés que Marx appelait de ses vœux.