Si elle apparaît dès le XIXe siècle, la revendication du droit de participer à la gestion des entreprises connaîtra résistances, défiances et oppositions. Il faudra attendre 1946 pour que le Comité d’entreprise créé en 1945 soit doté d’importants pouvoirs permettant d’apporter des réponses aux aspirations démocratiques des travailleurs. Gilbert Garrel revient sur l’histoire de cette conquête syndicale et sur ses évolutions. Les avancées notoires de 1968 et de 1982 contrastent avec la réforme du Code du travail adoptée en 2018 qui signe un affaiblissement de la démocratie à l’entreprise.
C’est à partir du XIXe siècle que le désir des travailleurs d’accéder à la gestion des entreprises se manifeste concrètement. L’artisanat et les petites manufactures où le paternalisme tient souvent lieu de relations sociales cèdent la place à d’autres lieux de production. C’est la naissance de l’industrie qui conduit à une modification en profondeur du contenu, de la nature même du travail dans un système productif à grande échelle. C’est en même temps le rapport à l’employeur qui se modifie, le capitalisme prend une dimension bien supérieure et l’ouvrier perd toutes capacités à évaluer la santé et la gestion de l’entreprise qui l’emploie. C’est aussi une période où le syndicalisme se construit dans une dimension confédérale et il participe à une prise de conscience politique des salariés particulièrement dans les bourses du travail.
Des Comités d’usine perçus comme des instruments de conciliation voire d’intégration
Les premiers socialistes expriment avant 1850 cette volonté d’une participation active des travailleurs à la gestion des entreprises. Ils imaginent différentes formules pouvant correspondre à cette aspiration, des expériences limitées de coopératives ouvrières de production sont tentées. La loi du 8 juillet 1890, instituant des prérogatives importantes en matière de sécurité du travail accordées aux délégués mineurs, s’inscrit dans ce processus d’intervention directe de représentants élus par les ouvriers sur la production.
Nous pouvons également noter la création de quelques conseils d’usines d’inspiration catholique, tel celui de la filature Harmel dans la Marne.
Les pays anglo-saxons sont précurseurs sur ce concept, il faut noter que l’industrialisation a pris une avance considérable dans cette partie de l’Europe. Pendant la Première Guerre mondiale, des comités ouvriers voient le jour en Angleterre.
La révolution russe d’octobre 1917 a également produit un retentissement non négligeable qui favorise l’émergence de revendications en la matière. Les comités d’usine qui sont créés en vue de gérer les entreprises dans la Russie soviétique génèrent une dynamique qui touche la France. À cette époque, des comités d’usine sont créés dans notre pays, mais ils sont perçus comme des instruments de conciliation voire d’intégration. Du côté syndical comme de celui d’une grande partie du patronat, de tels comités sont confrontés à beaucoup de défiance et une opposition ferme domine.
Le refus du contrôle ouvrier par le patronat
Les grèves de 1920 durcissent les relations sociales, le comité des forges refuse catégoriquement toutes formes de « contrôle ouvrier » partiel dans les entreprises que propose la CGT. Ce projet, bien que modéré, est qualifié de « régime de soviets d’usines » par ce patronat.
Après la scission de 1922, seule la CGT-U propose dans ces textes un contrôle de l’ensemble de la gestion des entreprises. Dans la période qui suit avec la crise financière et ses conséquences économiques et sociales des années 1930-31, puis la montée du fascisme en Europe, c’est l’unité de la CGT qui s’impose sur des bases politiques. Les consensus nécessaires à cette réunification font que ces questions sont laissées de côté y compris dans les contenus revendicatifs des grandes luttes de 1936.
Pendant la période d’occupation, le régime de Vichy supprime rapidement les droits et libertés syndicales pour instituer la Charte du travail. Celle-ci met en place les « comités sociaux d’entreprise », mieux connus sous le nom de « comités patates », au regard de leur rôle essentiellement alimentaire. Ces instances n’ont aucune légitimité permettant une quelconque intervention dans les choix de gestion des entreprises.
À la libération, un vent de démocratie souffle sur les entreprises
C’est dans la Résistance que cette dynamique revendicative reprend vie et notamment dans l’élaboration des « Jours Heureux ». Le 15 mars 1944, le Conseil national de la Résistance adopte un programme dans lequel est inscrit le droit d’accès, dans le cadre de l’entreprise, aux fonctions de direction et d’administration, pour les ouvriers possédant les qualifications nécessaires, et la participation des travailleurs à la direction de l’économie.
À la libération, une grande partie du patronat est disqualifiée pour avoir collaboré avec l’occupant nazi et s’être enrichie dans cette période sombre avec le soutien du gouvernement de Vichy.
Les comités sociaux issus de la Charte du travail de Pétain sont abrogés et d’autres instances prennent naissance telles que les comités patriotiques, les comités à la production et les comités de gestion. Un vent de démocratie souffle sur les entreprises dans une période où il faut à tout prix relancer l’économie par la production dans un pays qui a été spolié par les forces d’occupation et en grande partie détruit lors des actions militaires de libération.
C’est dans ce contexte que l’ordonnance du 22 février 1945 crée les comités d’entreprise. Mais ce texte est minimaliste et n’accorde à ces instances que très peu de droits aux salariés. La CGT se sent flouée et s’en offusque.
En octobre 1945, les partis de gauche gagnent les élections à l’Assemblée constituante et Ambroise Croizat, secrétaire général de la Fédération CGT de la métallurgie, devient ministre du Travail. Le 22 décembre 1945, Albert Gazier, secrétaire de la CGT et rapporteur du projet, dépose une proposition de loi ambitieuse reprenant les modifications adoptées en vain par l’Assemblée consultative provisoire.
Un nouveau projet est déposé le 15 février 1946 avec les dispositions qui n’avaient pas été retenues par le gouvernement précédent : le nombre de salariés à partir duquel une entreprise aura un comité d’entreprise est ramené à 50 au lieu de 100 dans le précédent texte. C’est également l’obligation de consulter et non de simplement informer le CE en matière de gestion et de marche de l’entreprise qui est consacrée. Les documents remis aux actionnaires, notamment les résultats financiers, doivent l’être aussi aux élus. L’assistance d’un expert-comptable est possible. Chaque élu se voit attribuer 20 heures de délégation en plus des dégagements pour les réunions plénières. Cette loi est votée par l’Assemblée le 16 mai 1946. Le patronat qui a repris des couleurs et s’est réorganisé en créant le CNPF s’y oppose avec vigueur, mais les dispositions restent inchangées et permettent une augmentation importante du nombre de comités d’entreprise.
Le CE : un rôle économique avant d’être social
Sur le plan social, les œuvres sociales jusqu’alors intégralement sous la coupe patronale sont transférées aux CE qui en assurent la gestion pleine et entière. Elles deviennent les activités sociales et culturelles. La contribution financière du patronat devient un enjeu revendicatif important pour permettre le développement d’un réseau important de maisons familiales, centres de vacances et d’accès à la culture par des bibliothèques et la création de liens avec les mondes des arts et du spectacle. En parallèle, les nationalisations de grandes entreprises, en déclinaison du programme gouvernemental du CNR, favorisent la mise en place de grands CE avec des moyens qui permettent de répondre aux aspirations syndicales dans ce domaine.
La CGT doit construire une campagne interne auprès de ces militants pour rappeler que le rôle principal du CE est d’abord économique avant d’être social. Une grande démarche politique est initiée pour se prémunir des risques de glissement vers la collaboration de classe des élus.
L’aide précieuse des CE dans la construction des luttes de 1968
Cette conquête syndicale qui fut traduite dans la loi du 16 mai 1946 a connu depuis plusieurs évolutions. D’une part, la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise après 1968 fut un acquis majeur inscrit dans le « Constat » de Grenelle. Cette reconnaissance a permis de renforcer les liens entre l’action syndicale et les institutions représentatives du personnel, dont les élus dans les CE. D’autre part, les occupations d’usine pendant les luttes de mai et juin 1968 ont donné une autre dimension aux CE. Ces derniers ont été des aides précieuses à la construction du combat dans la durée. Ils vont permettre, par leur contribution, à unir les salariés. Ils prennent une place prépondérante pour la solidarité, mais aussi pour la jonction qui s’est établie entre le monde du travail et celui de la culture.
Les lois Auroux de 1982[1] ont sensiblement amélioré la législation antérieure, notamment la subvention de fonctionnement de 0,2 % de la masse salariale annuelle distincte de la dotation pour les activités sociales et culturelles. Les comités de groupe sont créés, les attributions économiques sont légèrement renforcées même si elles demeurent essentiellement consultatives. La création des Comités d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT), dont les membres sont désignés par les organisations syndicales sur la base des résultats des élections CE/DP (délégués du Personnel) est une avancée notoire. Les droits et capacités d’interventions des membres de cette instance sur le fonctionnement de l’entreprise sont importants, même si les syndicats n’ont pas toujours su utiliser à plein ces possibilités.
Le détricotage du pouvoir d’intervention des salariés
Par la réforme du Code du travail en 2018[2], Emmanuel Macron et son gouvernement, notamment la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, ex-DRH de Danone, dite issue de la société civile, ont en grande partie réduit la portée de cet acquis social gagné il y a plus de 74 ans. En faisant fusionner les trois niveaux de représentation des salariés, à savoir DP, CHSCT et CE en un seul Comité Social et Économique (CSE)[3], ce gouvernement a répondu aux attentes patronales et détricoté le pouvoir d’intervention des salariés au sein des entreprises. Le nombre de représentants du personnel est réduit, la commission santé et conditions de travail du CSE n’a plus les mêmes prérogatives que le CHSCT, le droit d’expertise est rétréci. Dans les grandes entreprises, cette instance éloigne les élus de leur syndicat et des salariés. C’est une forme d’institutionnalisation exacerbée qui vise à remodeler la conception historique du syndicalisme français pour aller dans une voie délégataire, une professionnalisation des élus du personnel et donc un affaiblissement de la démocratie à l’entreprise.