La diffusion des technologies numériques modifie considérablement le monde du travail depuis plusieurs décennies. L’économie de plateforme, en multipliant l’auto-entrepreneuriat, entraîne une réduction des contributions au financement de la protection sociale. Elle conduit également à un transfert des risques économiques et professionnels sur ces travailleurs « indépendants » qui connaissent, de surcroît, une diminution de leurs droits sociaux. Plus généralement, l’augmentation de la précarité et du sentiment d’insécurité concerne tous les travailleurs. Jean-Luc Molins revient sur ces évolutions et présente quelques propositions visant à assurer une protection sociale et juridique à la hauteur des besoins afin de construire un cadre de travail émancipateur.
Questionnement et problématiques
L’émergence des droits sociaux pour l’ensemble du monde du travail (droit du travail et protection sociale) date de la révolution industrielle et de l’essor du syndicalisme, appuyé et relayé par les forces progressistes de gauche[1]. Le Front populaire, puis la mise en œuvre du programme du Conseil National de la Résistance à la Libération marquent une nouvelle ère de progrès social avec un modèle de développement économique et social incluant la création de la Sécurité sociale et un ensemble de droits sociaux inédits. Ces nouveaux droits ont permis une amélioration significative des conditions de vie et de travail de la population, la reconstruction du pays et son développement économique.
À l’inverse, à l’issue des Trente Glorieuses, les politiques menées pendant des décennies ont comme dénominateur commun de remettre en cause ces acquis sociaux en privant notre système de protection sociale de ressources pour augmenter les marges et les profits des entreprises afin de mieux servir le capital. La conséquence est l’accroissement des inégalités entre celles et ceux qui vivent de leur travail en créant de la richesse pour la société et les plus riches capitalistes. Des années 1970 à aujourd’hui, dans un pays jugé non réformable par nos premiers dirigeants politiques, la succession de réformes multipliant la remise en cause et la flexibilisation des droits des salarié-e-s, ainsi que les exonérations de cotisations sociales ont profondément transformé la situation de la relation emploi sur le plan qualitatif et quantitatif par :
- L’accentuation de la précarité de la relation emploi (1972, création de l’intérim ; 1979, création du CDD ; 1986, suppression de l’autorisation administrative de licenciement ; 2008, création de la rupture conventionnelle ; 2018, création de la rupture conventionnelle collective).
- La remise en cause des ressources de financement de la protection sociale avec les exonérations de cotisations sociales (1977, exonération pour les jeunes de 16 à 25 ans ; 1993, allègement entre 1,1 et 1,3 SMIC ; 2002, allégement jusqu’à 1,6 SMIC ; 2013, CICE et ciblage des salaires jusqu’à 2,5 SMIC), la désindexation des salaires sur les prix (1983), et le gel du point d’indice pour les fonctionnaires.
- L’augmentation du chômage et du temps partiel imposé[2].
Au total, depuis les années 1970, les seuls points d’inflexion observés sur la hausse de la courbe du chômage sont liés aux lois Aubry sur la réduction du temps de travail ; et aux périodes de départ en retraite liées au baby-boom, comme pour la période 2006-2008 avant le choc de la crise financière mondiale. Les faits sont têtus, le premier motif d’embauche reste le remplacement d’un départ en retraite et la réduction du temps de travail constitue un appel d’air pour augmenter la force de travail et renouveler les effectifs.
Enjeux actuels pour notre modèle social et notre sécurité sociale
La diffusion des technologies numériques modifie considérablement le monde du travail depuis plusieurs décennies. Le travail dématérialisé peut être désormais exécuté en ligne de n’importe où dans le monde. La plupart des tâches peuvent être décomposées, créant ainsi une nouvelle forme de taylorisation du travail. Ces nouvelles formes d’exploitation qui apparaissent avec la diffusion des nouvelles technologies montrent que la dichotomie entre le travail et le capital reste intacte et se développe même avec « l’économie de plateformes ». Cette main-d’œuvre en ligne, au service d’acteurs dominants de type Amazon, eBay, Uber, AirBnb ou Google, n’est pas sans conséquence sur notre système de protection sociale et de droits sociaux fondés sur le salariat. Le modèle économique des plateformes repose sur le travail précaire et sur les contrats de travail atypiques qui excluent partiellement ou totalement des droits sociaux dont bénéficient les salarié-e-s. La division du travail à l’échelle mondiale permet aux géants du numérique d’amasser des fortunes considérables qui leur permettent de disposer de ressources financières équivalentes aux budgets de certains États et d’inféoder les pouvoirs publics. Les acteurs du numérique tirent profit du nouveau contexte lié à la diffusion des ordinateurs et des smartphones pour accélérer leur développement. Ils font fortune en encourageant la marchandisation de la culture et des interactions sociales. La question est donc de ne pas confondre liberté et autonomie avec travail précarisé, voire dissimulé, dépourvu de droits élémentaires.
À cela s’ajoute l’essor du bénévolat qui traduit les ressorts fondamentaux de l’engagement citoyen : être utile aux autres et à la société. Avec la diminution des budgets et moyens en emplois publics pour assurer les missions de service public, le risque d’une instrumentalisation du bénévolat et des bénévoles est réel et va croissant. Désormais, pour s’inscrire à pôle emploi, consulter des remboursements d’assurance maladie ou demander une allocation familiale, il est indispensable de se créer d’abord un espace personnel sur les sites dédiés aux e-administrations concernées. Or, tous les publics ne disposent pas des ressources nécessaires que ce soit sur le plan matériel (ordinateur, smartphone, adresse e-mail) ou sur le plan des compétences numériques (utilisation des outils et logiciels).
Quelle affectation des gains de productivité réalisés avec la dématérialisation ? Quel redéploiement des moyens humains ainsi libérés ? Quelle stratégie des services publics en la matière ? Ces missions qui relèvent de la solidarité nationale et du service public sont de plus en plus assurées au plan local avec des bénévoles militants dans des associations agissant pour l’inclusion numérique. L’activité de ces bénévoles n’est pas reconnue comme une activité générant des droits sociaux (chômage, santé, retraite) pour eux-mêmes et ne contribue pas au financement de la protection sociale.
Il est surtout nécessaire d’imposer de nouvelles normes et règlementations pour combattre le techno libéralisme afin de sortir du marécage de la logique marchande et mettre les technologies numériques au service d’un projet émancipateur en conjuguant développement économique, social et environnemental. L’enjeu de classe consiste à reconnaître toutes les formes d’activités et d’assurer le financement de notre modèle de protection sociale.
Indépendants et statut du travail salarié
En France, le développement de l’auto-entreprenariat (possible pour les salariés, les fonctionnaires, les retraités, les privés d’emploi, les étudiants, les travailleurs indépendants…) s’explique d’abord par la nécessité d’accéder à une activité professionnelle ou de compléter ses revenus. Le nombre de chômeurs, la difficulté de retrouver un emploi notamment pour les séniors (premières victimes des ruptures conventionnelles) ou pour les jeunes diplômés (84 % des offres d’emplois sont en CDD), la faiblesse du niveau des salaires (notion de salariat pauvre), l’absence d’allocation de ressource pour les étudiants… encouragent l’auto-entreprenariat (dont le revenu moyen est d’environ 500 € mensuels). Les auto-entrepreneurs considèrent que ce type d’activité procure un revenu d’appoint, mais ne constitue pas une activité professionnelle permettant de vivre décemment.
Il est nécessaire de compléter la législation française au regard des évolutions socio-économiques et de l’évolution du « partage des risques » au sein de la relation de travail. Comme le souligne le rapport de 2014 du Conseil pour l’orientation pour l’emploi sur L’évolution des formes d’emploi, le droit social se trouve bousculé par la remise en cause de l’unité de temps (forfait-jour par exemple), de lieu (télétravail notamment), d’action (pluriactivité). Cette dissociation accroît la difficulté à normer et encadrer le travail, y compris l’activité salariée « classique ». Notre modèle social a démontré son efficacité lors de la dernière crise mondiale d’origine financière de 2007/2008, en permettant aux personnes et à notre économie de mieux résister à cette crise que les autres pays européens. La question soulevée par les évolutions de l’économie et du travail est de savoir comment le droit, tant dans sa dimension « protection sociale » que dans sa dimension « droit du travail », accompagne ces évolutions.
Les nouvelles formes d’activités professionnelles (hors salariat), comme l’auto entreprenariat ont pour caractéristiques communes de :
- réduire la contribution au financement de la protection sociale ;
- réduire les droits sociaux (chômage, santé, retraite) du travailleur concerné ;
- transférer le risque économique sur le travailleur ;
- transférer les risques professionnels sur le travailleur (en matière de santé au travail par exemple).
Le modèle économique de ces formes d’activités, basé sur la remise en cause de ces droits, est un non-sens économique et social.
Le concept de sécurité sociale professionnelle, que propose la CGT[3], attache les droits à la personne et assure leur transférabilité au cours de la carrière professionnelle. Il répond ainsi aux nouveaux besoins de notre modèle social par rapport aux nouvelles formes de travail qui se développent. Remarquons que, deux ans après avoir fêté les 70 ans de la Sécurité sociale, c’est le même concept qui est proposé : des droits individuels attachés à la personne et garantis à toutes et tous. Cette sécurisation des parcours professionnels se pose avec encore plus d’acuité pour le numérique avec le développement de forme de travail « à la tâche » et avec le transfert du risque économique sur les prestataires autoentrepreneurs. La question du régime de protection juridique et social se pose pour les travailleurs indépendants en situation de subordination vis-à-vis des plateformes. Cette reconnaissance du lien de subordination est nécessaire pour responsabiliser les donneurs d’ordre.
Conclusion
Face aux évolutions engagées, deux conceptions opposées s’affrontent concernant l’évolution du droit du travail et de notre modèle social : d’un côté, celle qui est sur la vision court-termiste du marché, raisonnant sur la notion de « capital humain » et « d’employabilité » où l’humain constitue la variable d’ajustement ; de l’autre, la vision cherchant à promouvoir la place de l’humain en considérant que progrès technologiques et progrès sociaux et environnementaux doivent aller de pair.
Syndicalement, nous agissons pour que, dans l’entreprise, les technologies numériques soient utilisées pour offrir un cadre de travail émancipateur qui permettra au salarié, comme à celles et ceux qui ne relèvent pas de ce statut, de libérer leur capacité d’innovation et de créativité. Pour atteindre cet objectif, il est nécessaire de légiférer pour encadrer les évolutions, créer un nouveau statut du travail salarié incluant un statut de l’encadrement, ainsi qu’une définition étendue de l’entreprise impliquant des solidarités avec l’ensemble de ses prestataires et sous-traitants.