L’acronyme CAME désigne la compétitivité, l’attractivité, la métropolisation et l’excellence, attributs qui seraient l’apanage des métropoles, et qui justifient nombre de politiques publiques visant à renforcer leur visibilité et leur attractivité. Quant aux périphéries, elles devraient devenir complémentaires des métropoles. Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti déconstruisent chacun des composants de la mythologie CAME et esquissent une autre façon de raconter les évolutions en cours. Plutôt que le tout-métropole, ils nous invitent à penser les enjeux auxquels les territoires doivent faire face en fonction de leurs spécificités.
Ce billet est une synthèse de l’article « La mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) : comment s’en désintoxiquer ? », mis en ligne sur Hal en mars 2018 (le lien)
Fusion des régions, institutionnalisation et soutien aux métropoles, concentration des moyens sur quelques universités…, nombre de politiques publiques récentes sont justifiées par des impératifs de compétitivité, d’attractivité et d’excellence auxquels ne pourraient répondre que quelques métropoles.
Pris ensemble, ces termes sont à la base d’une mythologie que nous désignerons par l’acronyme CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation et Excellence), mythologie dont nous considérons qu’elle ne résiste pas à l’épreuve des faits.
La CAME : une mythologie addictive
La mythologie CAME peut se résumer en quelques propositions : le processus de métropolisation s’inscrirait dans un contexte d’exacerbation de la concurrence mondiale suite à l’émergence des pays à bas coût de main-d’œuvre, à la réduction des barrières tarifaires et non tarifaires aux échanges, au développement des infrastructures de transport et de communication, à la financiarisation de l’économie… soit à l’approfondissement de la mondialisation. Pour les territoires des pays développés, la seule voie à emprunter pour créer des emplois serait celle de l’innovation. Or, l’innovation se nourrirait de personnes très qualifiées, de talents, de créatifs, de créateurs de startups… ayant une préférence affirmée pour les espaces très denses, qui leur permettraient d’être assurés de trouver les emplois auxquels ils aspirent, d’être connectés à l’échelle mondiale, d’interagir en face-à-face, d’accroître ce faisant l’ensemble des connaissances disponibles, et de disposer des meilleures aménités.
Pour rivaliser dans la compétition mondiale, l’enjeu en termes d’action publique serait donc de soutenir ces métropoles en renforçant leur visibilité et leur attractivité afin d’atteindre l’excellence. Les citoyens auraient pris acte du sens de cette histoire économique jusque dans leur vote, l’élite métropolitaine s’en réjouissant en soutenant des candidats progressistes porteurs de cette vision, les citoyens des espaces périphériques la rejetant en portant leurs voix sur les extrêmes.
Comment, dès lors, « dédommager » les perdants ? L’enjeu essentiel pour les périphéries consisterait à devenir complémentaires des métropoles. Pour cela, un premier axe d’action consisterait à se focaliser sur les activités dites présentielles, au profit des actifs travaillant dans les métropoles, lorsqu’ils souhaitent partir en week-end, en vacances ou lorsqu’ils arrivent à l’âge de la retraite. Un deuxième axe consisterait, côté productif, à s’interroger sur ce que ces espaces périphériques peuvent apporter aux métropoles afin de profiter de leur ruissellement. Un dernier axe consisterait à prendre acte de cette tendance inéluctable à la concentration métropolitaine de l’activité et de favoriser la mobilité des personnes hors métropoles, notamment des populations jeunes, pour qu’elles puissent venir s’installer dans ces lieux essentiels de création de richesse. En guise de compensation, le supplément de richesses généré par la concentration métropolitaine permettrait de solvabiliser les transferts sociaux au profit des habitants non mobiles des territoires périphériques.
Les ingrédients frelatés de la CAME
Chacun des composants de la mythologie CAME repose sur quelques faits stylisés mal établis et présente de nombreux problèmes.
S’agissant de la compétitivité ou de la concurrence territoriale, d’abord : les territoires sont une partition de l’espace physique, définie sur la base d’un critère administratif (régions, départements …) ou socio-économique (zones d’emploi, aires urbaines …), permettant une collecte organisée des données, et de dire des choses sur la géographie. L’oublier conduit à tomber dans des réifications caricaturales, qui conduisent certains à parler de Toulouse, Paris, Bordeaux… comme s’il s’agissait de personnes dotées d’objectifs et rivalisant les unes avec les autres.
Ce faisant, on occulte l’importance de ce qui relie les territoires : les liens entre une maison mère localisée dans une zone et l’un de ses établissements localisé dans une autre, entre un donneur d’ordre et son sous-traitant, entre un laboratoire scientifique et son partenaire industriel… et tout ce que cela implique en termes de circulation des ressources (personnes, biens, informations). De nombreux territoires français participent à ces processus trans-territoriaux, se divisent le travail, se spécialisent sur ce qu’ils savent le mieux faire et font faire par d’autres ce que ces derniers, proches ou lointains, savent mieux faire qu’eux. L’enjeu prioritaire consiste donc à identifier ces complémentarités productives et territoriales, s’interroger sur la façon de les entretenir, sur les transformations à l’œuvre et la façon de les accompagner, plutôt que d’opposer les territoires.
L’attractivité, ensuite, est le plus souvent surestimée : les personnes et les entreprises sont peu mobiles et quand elles le sont, c’est soit dans la proximité, soit selon des logiques plus macro-régionales (littoraux, sud de la France) que métropolitaines. Quant aux déterminants de la mobilité des personnes, y compris les personnes dites créatives, elles relèvent plus de logiques sociales (je suis né ici, j’ai de la famille ou des amis ici) et de hard factors (j’ai trouvé un emploi ici) que des soft factors (ambiances urbaines, offre culturelle, etc.) censés les attirer. En fait, les « talents » que l’on veut attirer sont comme le reste de la population : ils ont une histoire, une famille, des réseaux, et des possibilités d’emploi qui contraignent fortement leurs choix spatiaux. Le plus souvent, ils ne choisissent pas une ville : ils restent ou reviennent dans celle où ils ont déjà vécu, ou acceptent un emploi intéressant dans une ville acceptable.
Troisième ingrédient de la CAME, la métropolisation, qui est une notion particulièrement floue. L’affirmation selon laquelle les « métropoles » bénéficient d’une croissance supérieure aux autres territoires ne résiste pas à l’épreuve des faits, dès que l’on prend garde à mesurer rigoureusement les phénomènes. Certaines grandes villes connaissent une croissance de l’emploi supérieure à la moyenne depuis la crise (Bordeaux, Montpellier, Nantes, Rennes et Toulouse), d’autres sont dans la moyenne (Grenoble, Lille, Lyon, et Marseille), d’autres en dessous (Nice, Rouen, Strasbourg). Parallèlement, des territoires « hors métropoles » connaissent des dynamiques très positives, sans être réduits à des dynamiques résidentielles (Vitré, Vire, Issoire, Figeac …). Au final, les distinctions métropoles/villes moyennes/espace rural sont peu opérantes. En établissant des frontières, elles brouillent notre regard, plutôt que de nous éclairer.
L’excellence, enfin. Dans l’esprit de nombre de politiques et de certains chercheurs, l’excellence ne pourrait être dissociée de la notion de concentration : les chercheurs étant plus performants lorsqu’ils sont regroupés dans l’espace, il conviendrait de cibler l’effort sur quelques sites, et en leur sein sur les personnes les plus talentueuses, afin d’éviter, Horresco Referens, le « saupoudrage ».
Le problème, là encore, est que les travaux empiriques disponibles ne valident pas cette hypothèse. À une échelle agrégée, le nombre de publications d’une ville ou d’une région est en général quasiment une fonction linéaire du nombre de chercheurs, lequel résulte des évolutions de l’enseignement supérieur et des politiques conduites à l’échelle nationale ou locale. Plus encore : l’analyse de l’évolution de la géographie de la recherche à l’échelle mondiale montre que l’on assiste dans la quasi-totalité des pays non pas à une concentration, mais à une déconcentration de la production scientifique comme de la qualité et de la visibilité de celle-ci, mesurée par le nombre de citations…
Contrairement aux diffuseurs de la mythologie CAME, nous considérons donc que l’excellence n’est pas le monopole d’une élite de chercheurs plus connus que leurs collègues, mais peut caractériser des activités que chacun peut s’efforcer de réaliser. Il convient donc de soutenir un large ensemble d’initiatives innovantes, par définition peu ou pas anticipables, sur l’ensemble des territoires où elles émergent.
Quelle alternative à la CAME?
Lorsqu’on évite l’ensemble des écueils recensés, il nous semble possible de raconter d’une autre façon les évolutions en cours, et d’insister sur les enjeux auxquels les territoires doivent faire face.
L’évolution de la demande, le changement technique et l’approfondissement de la mondialisation ont conduit à une transformation profonde de la structure des activités économiques, les activités présentielles pesant de plus en plus, les activités productives voyant leur poids reculer. Logiquement, les territoires dynamiques du point de vue démographique comme les littoraux atlantiques et méditerranéens ou le sud-est de la France tirent profit de cette évolution : elles attirent plus que d’autres les populations, ce qui conduit à un développement plus soutenu de l’emploi. Cette « attractivité » n’est pas sans leur poser problème : elle conduit souvent à des problèmes de congestion, de pollution, de montée du prix du foncier, qui peuvent être à la base de processus de gentrification et/ou de conflictualité.
L’activité exposée à la mondialisation reste cependant décisive pour la création de richesses et d’emplois. Contrairement à ce qu’affirment les partisans de la mythologie CAME, cette activité n’est cependant pas réservée aux métropoles : elle se déploie sur différents territoires, qui ont su accumuler sur le temps long des compétences et des ressources distinctives et s’adapter aux menaces et opportunités de la mondialisation, du changement technique et de l’évolution de la demande.
L’enjeu, en termes d’action publique, consiste selon nous à sortir du culte de l’excellence, de l’attractivité, du tout-métropole, qui conduit le plus souvent à un gaspillage d’argent public. Il serait préférable de redéployer l’argent mis dans la CAME dans l’équipement des territoires en ressources génériques, pour que puissent se développer en leur sein les projets les plus innovants sans penser que ces innovations sont réservées à certains types de territoires, de secteurs ou de personnes.
L’autre enjeu, dans le sous-domaine des politiques de développement économique, consiste à s’interroger sur les besoins d’investissement en matière de ressources spécifiques. En la matière, nous préconisons d’entrer par les processus socioéconomiques : l’enjeu, pour assurer le développement économique des territoires, est de s’interroger sur les spécialisations économiques, qui expliquent bien mieux les différentiels de croissance que leur taille. Se prononcer ensuite sur la qualité de la spécialisation des entreprises, sur leur mode d’insertion dans la mondialisation (positionnement en coût ou différenciation), sur leurs capacités d’innovation et sur les problèmes qu’elles rencontrent, problèmes qui ne relèvent finalement qu’assez peu des politiques de développement économique, mais qui soulèvent des enjeux autour de la formation des personnes, du recrutement ou de la gestion du foncier ….