Pendant la période du confinement, les femmes ont assuré un travail essentiel. Que l’on se place sous l’angle des métiers les plus utiles face à la crise sanitaire, du travail domestique ou du travail gratuit, ce sont majoritairement les femmes qui ont été en première ligne. Fanny Gallot revient sur ces diverses réalités sources d’importantes inégalités et tente de mettre en exergue les ressorts idéologiques qui les sous-tendent pour pouvoir mieux les dépasser.
De la naturalisation des compétences à la double journée de travail en passant par la précarité qui concerne majoritairement les femmes, le confinement a révélé que l’idéologie des sphères séparées – aux hommes la sphère publique et professionnelle, aux femmes la sphère privée – institutionnalisée par le Code civil de 1804 continue de peser lourdement et d’induire des inégalités importantes.
Bien sûr, toutes les femmes ne se sont pas trouvées dans les mêmes conditions de travail professionnel et domestique dans la période du fait des disparités de classe et du racisme systémique. Ainsi, quelques semaines après le déconfinement, les premières enquêtes rendent compte précisément de la façon dont les cadres ont pu télétravailler quand les ouvriers et les employés ont bien souvent été contraints de se rendre sur leurs lieux de travail risquant davantage de contamination.
Cependant, les femmes s’en sont globalement sorties avec plus de difficultés que les hommes. En juillet 2020, l’enquête Coconel[1] menée du 1er au 5 mai auprès d’un échantillon de 2003 personnes représentatif de la population française montre que les disparités selon le sexe se sont accentuées alors que depuis une cinquantaine d’années, elles tendent à se réduire[2]. Qu’il s’agisse du travail salarié, du travail bénévole ou encore du travail domestique, les femmes ont été en première ligne durant le confinement, les premiers de corvée étant souvent des premières.
Les femmes au front
Dans cette période, les femmes ont assumé un travail essentiel: 87% des infirmières sont des femmes, 91% des aides-soignantes, 97% des aides à domicile et des aides ménagères, 73% des agentes d’entretien, 76% des caissières et des vendeuses, mais aussi 71% des enseignantes[3].
Pourtant, les infirmières, chaque jour applaudies pendant près de deux mois, ne gagnent que 1800 euros par mois en moyenne alors même que leurs responsabilités sont importantes et que leurs conditions de travail ne font que se dégrader avec notamment la marchandisation de la santé publique. Dans les EPHAD, le personnel – à majorité féminine – a mené de nombreuses grèves en 2018 pour des moyens supplémentaires permettant des embauches massives et l’amélioration des conditions de travail. Un autre exemple peu évoqué de ce travail dit du care est le travail à domicile, un travail très largement précaire, déqualifié, avec des conditions de travail quelquefois épouvantables et des salaires de misère[4]. Ces travailleuses représentent en France entre un million et un million et demi de personnes[5]. Leur travail auprès des personnes âgées a été absolument central pendant le confinement. Pourtant, pendant longtemps, elles n’ont pas disposé d’un matériel de protection adéquat. En outre, qu’en est-il de celles en charge de garde d’enfant ou de ménages qui n’ont pas été rappelées durant plusieurs mois par les familles ou les entreprises employeuses alors fermées? En résumé, des femmes de milieu populaire voire racisées ont assumé une grande part du travail essentiel durant cette période. Pourtant, leur travail n’est pas reconnu à sa juste valeur.
Généralisation du travail gratuit
Durant le confinement, les femmes ont constitué un bataillon important du travail gratuit qui s’est généralisé, dans la confection des masques par exemple. En effet, dans de nombreuses régions, des couturières bénévoles se sont mobilisées pour subvenir à la pénurie de masques. Dans l’Aude par exemple, une page Facebook a été dédiée à cette mobilisation des «couturières solidaires» et, en quelques semaines, elles étaient un réseau de 70 couturières. L’ancienne patronne du MEDEF, Laurence Parisot tweete d’ailleurs son admiration et son enthousiasme»face à ces couturières qui partout en France se sont substituées à l’État»[6].
Mais ce n’est pas tout. Le recours massif à des étudiant-e-s infirmièr-e-s en stage durant la crise sanitaire pour environ 1 euro de l’heure a longuement été évoqué par la presse. Le plus souvent, ces étudiantes sont des femmes précaires[7]. Comme l’écrit la sociologue Maud Simonet, ce «travail gratuit»n’est pas nouveau et tend même à se développer, il constitue un des aspects des politiques néo-libérales[8]. Pour ce qui concerne les couturières ou les infirmières, c’est sur la déqualification du travail et la naturalisation des compétences des femmes que se sont appuyées ces politiques et/ou élans de solidarité: ce serait dans la «nature» des femmes d’offrir leur temps et leur travail, et de prendre des risques, pour protéger et soigner celles et ceux qui en ont besoin.
Le poids du travail domestique
L’enquête Coconel montre également que les conditions du télétravail étaient très différentes entre les femmes et les hommes: près de la moitié des mères ont ainsi passé environ quatre heures supplémentaires par jour à s’occuper des enfants quand cela n’a concerné qu’un quart des pères. En outre, ces derniers sont plus souvent parvenus à s’isoler, les mères devant rester disponibles pour leurs enfants[9].
Globalement, pendant le confinement, le temps du travail domestique s’est allongé et la charge mentale a explosé : outre la gestion de la «continuité pédagogique» pour celles qui vivent avec des enfants, il faut ajouter les liens maintenus très régulièrement, presque quotidiennement, avec la famille pour laquelle on s’inquiète, les ami-e-s, les parents d’élèves avec lesquels on échange. Et là encore, ce travail incombe principalement aux femmes, parce que, «naturellement», elles s’occupent des autres, elles prennent soin de leurs proches, quel que soit leur âge ou leur productivité.
À l’occasion de la fête des mères, des militantes féministes ont présenté la «facture» qu’a représenté ce travail domestique assumé par les femmes:
« notre facture est celle que nous envoyons à l’État, qui s’est délesté de dépenses socialisées sur les femmes comme l’école ou la prise en charge des dépendant.es. Notre facture est symbolique: nous voulons visibiliser le travail gratuit des femmes qui bénéficie aux hommes et à l’État. Nous voulons, pour le monde d’après, des politiques publiques féministes. »[10]
Revaloriser les métiers à prédominance féminine
Au sortir du confinement, la revalorisation des métiers à prédominance féminine est à l’ordre du jour, à commencer par les infirmières, aides-soignantes, caissières et aides à domicile en première ligne face à la crise sanitaire. Le reportage de cash investigation du 19 mai 2020 était consacré à l’égalité professionnelle, au moment même où une pétition de chercheuses et de syndicalistes revendiquant la revalorisation – c’est-à-dire la prise en compte de la formation, de la qualification, de la pénibilité du travail, etc. – des «emplois et carrières à prédominance féminine» recueillait près de 65 000 signatures[11]. Une brèche s’ouvre donc au sortir du confinement. Comme l’écrit Rachel Silvera: «Les métiers les plus utiles socialement sont les moins payés»[12]: il est urgent d’inverser les priorités.
Dans l’histoire, les moments de crise économique sont particulièrement néfastes pour les droits des femmes. Dans les années 1930, le chômage est utilisé comme justification au retour des femmes mariées au foyer. Durant les années 1970, ces discours réapparaissent sporadiquement: le travail salarié des femmes est considéré comme second, après celui du mari, la rémunération des femmes constituant un salaire d’appoint, un supplément pour le ménage. Aujourd’hui, tandis que des licenciements et un accroissement de la précarité s’annoncent – l’enquête Coconel souligne que «parmi celles qui étaient en emploi au 1er mars 2020, deux sur trois seulement continuent de travailler deux mois plus tard, contre trois hommes sur quatre»[13] – et que les femmes continuent d’occuper majoritairement les temps partiels, les bas salaires et les métiers déqualifiés, vont-elles une nouvelle fois payer la crise?
Nous sommes actuellement à la croisée des chemins. Entre autres, la nouvelle dynamique féministe mondiale qui pèse depuis plusieurs années, irrigue et reconfigure les mouvements sociaux pourrait permettre de l’éviter.