Dans la lignée des propositions de Green New Deal, Bhumika Muchhala propose ici les principes fondamentaux pour un pacte mondial féministe et décolonial. Ce pacte vise à rectifier les dominations structurelles héritières d’un système de prédation colonial et patriarcal, en s’attaquant aux structures légales et économiques globales comme au système de pensée et de projection du monde.
Un Nouveau Pacte vert mondial (GGND), décolonial et féministe s’oppose aux hiérarchies des inégalités fondées sur la race, le genre, la classe sociale, la caste et l’orientation sexuelle qui sous-tendent les structures, les systèmes et les discours coloniaux, néolibéraux et capitalistes. L’effondrement écologique auquel nous assistons dans le contexte du changement climatique est le résultat direct d’un contrat social inégalitaire qui voit ces hiérarchies façonner nos relations sociales et économiques. Une position décoloniale suppose l’impossibilité de nier que nous vivons dans un monde où des corps de personnes de couleur, de femmes, de personnes queer et d’individus appartenant à la classe ouvrière ont été confrontés à des actes de déshumanisation violents. Cela signifie que nous ne pouvons nier les liens qui existent entre le changement climatique, l’exploitation de la main-d’œuvre fondée sur la race et le genre, ainsi que les règles commerciales et les structures économiques qui reproduisent les inégalités.
Structuralisme féministe
La Coalition féministe pour le Nouveau Pacte vert a formulé une série de 10 messages de plaidoyer[1] pour le Green New Deal américain[2], incluant la lutte contre le patriarcat institutionnel et le racisme, la reconnaissance des oppressions systémiques, la priorité accordée aux droits et à l’autodétermination des peuples indigènes, y compris la reconnaissance juridique contraignante des droits des indigènes sur leurs terres, l’application réelle du consentement préalable, libre et éclairé, et la reconnaissance des droits de la nature. En partant de ces impératifs en faveur d’un système anti-patriarcal, trois positions fondamentales renforcent le point de vue des femmes pour un Nouveau Pacte vert mondial décolonial et féministe. Tout d’abord, une perspective féministe structuraliste implique de ne plus considérer les femmes comme de « simples » individus, mais d’adopter une vision du genre perçu comme un système structurant des relations de pouvoir.
Une telle perspective est fondamentale dans la façon qu’ont les femmes de répondre à la question du changement climatique et de l’injustice climatique, laquelle s’inscrit dans un modèle d’industrialisation et de mondialisation basé sur la consommation de combustibles fossiles, dirigé par les hommes, et qui trouve son origine dans les pays du Nord. Une perspective féministe considère les facteurs intersectoriels en fonction de leur cadre et de leur espace économique, social, culturel et personnel. Par exemple, l’accès des femmes aux ressources naturelles, les institutions et les normes patriarcales, les aspects genrés de l’espace public et le travail et les connaissances des femmes sont autant de questions centrales. En outre, selon l’orientation féministe, le point de vue des sciences et des technologies environnementales occulte souvent la politique d’inégalité des sexes.
Deuxièmement, un fondement féministe est essentiel à l’économie des soins, c’est-à-dire au travail qui consiste à s’occuper de personnes sur le plan émotionnel, social, psychologique et matériel. L’économie des soins soutient non seulement l’économie salariale, mais elle lui apporte également le financement le plus conséquent. La pandémie nous a montré combien les soins et l’assistance apportée aux individus sont indispensables et révèle les conséquences de l’absence ou du dysfonctionnement des services publics qui soutiennent ou fournissent le travail de soins et d’assistance, essentiellement en raison des préjugés systémiques en faveur de l’austérité budgétaire. La macro-politique féministe accorde à l’économie des soins une place centrale, en adoptant, par exemple, une politique fiscale qui renforce les services publics de soutien aux femmes et aux enfants. Un Nouveau Pacte vert mondial féministe doit ériger les soins au rang de principe et corriger les contraintes internationales qui régissent l’espace de la politique fiscale pour les domaines de la santé publique et des soins.
Troisièmement, un fondement féministe établit des liens concrets avec les droits humains, économiques et sociaux des femmes. La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF) et le Programme d’action de Beijing défendent les normes relatives aux droits des femmes. Par exemple, l’article 2 de la CEDEF impose l’adoption d’une politique d’élimination de la discrimination à l’égard des femmes par tous les moyens appropriés, et le respect du principe d’égalité et de non-discrimination. Le paragraphe 258 du Programme d’action de Beijing oblige les États à entreprendre une analyse des liens structurels existant entre les relations de genre, l’environnement et le développement, en mettant l’accent sur des secteurs particuliers, tels que l’agriculture, l’industrie, la pêche, la sylviculture, la santé environnementale, la diversité biologique, le climat, les ressources en eau et l’assainissement.
Colonialisme écologique
L’histoire du colonialisme écologique implique l’extraction systématique de produits de base tels que le coton, le sucre, le bois et les épices pour une accumulation mercantiliste. Avec l’avènement de la révolution industrielle au début des années 1800, le capitalisme fossile a entraîné la multiplication exponentielle des émissions de carbone tout en exacerbant l’érosion écologique en cours. Au cœur de l’économie des combustibles fossiles se trouve la subordination effective de la main-d’œuvre et la concentration de la production sur les sites les plus rentables. Les multiples méfaits de la pollution atmosphérique, de l’érosion des sols, de la désertification, de la déforestation et des monocultures remplaçant une diversité de production locale, ne sont que quelques exemples de ses effets écologiques destructeurs. Il n’est pas surprenant que les catastrophes climatiques dont nous sommes témoins aujourd’hui soient ressenties le plus durement dans les pays où la colonisation a décimé les ressources naturelles, altéré les infrastructures et compromis les modes de vie traditionnels respectueux de l’environnement. De puissantes entreprises et des marchés contrôlés par les pays colonisateurs deviennent le fondement d’une « économie mondiale » reposant sur des stratégies coloniales de fuite des richesses, d’esclavage ou de travail en servitude, de désindustrialisation et de création d’enclaves de marchandises et d’extraction.
Aujourd’hui, plusieurs décennies après que les anciennes colonies ont déclaré leur indépendance en tant qu’États-nations, un Nouveau Pacte vert mondial décolonial doit contrecarrer la manière dont l’idéologie et les pratiques économiques néolibérales utilisent effectivement l’État pour servir le marché par le biais d’institutions internationales et de règles inégalitaires, de normes politiques et de protections juridiques. mplique non seulement l’existence des piliers bien connus que sont la libéralisation, la privatisation et la dérégulation, mais également la création de macrostructures et d’institutions dominantes – non pas pour libérer le marché comme cela ressort souvent de la rhétorique, mais plutôt pour refermer et protéger les marchés.
Pour contrecarrer l’empreinte hégémonique de la pensée économique néolibérale, l’objectif principal du Nouveau Pacte vert mondial féministe et décolonial consiste à relever le défi de la production des connaissances. Pour ce faire, il faut comprendre que la création de systèmes de connaissances est un moyen clé par lequel les systèmes reposant sur les inégalités de pouvoir sont institutionalisés, socialisés et intégrés. La discipline économique néoclassique dominante est l’une des nombreuses théories et idées économiques possibles dans un spectre à la fois pluraliste et hétérogène. C’est la raison pour laquelle il convient de se poser les questions suivantes : qui produit quelles « connaissances », et quels sont les intérêts profonds de ces acteurs ? De qui raconte-t-on l’histoire dans les manuels scolaires et de qui sont les textes philosophiques, les théorèmes et les méthodologies enseignées dans les programmes scolaires et universitaires ? L’association connaissances-pouvoir, que Foucault a analysée de manière si évocatrice, trouve son origine dans les siècles d’effacement intellectuel des systèmes de connaissances non occidentaux par les colons, sous couvert de « civiliser » des Autres à travers la modernité, la science et le rationalisme. Ces dernières décennies, nous observons une logique similaire dans la formation des étudiants et étudiantes des pays du Sud à la pensée économique majoritairement eurocentrée et néoclassique. L’engagement conscient dans un pluralisme de connaissances, de méthodes et de praxis constitue peut-être l’une des pratiques les plus fondamentales pour atteindre l’objectif décolonial.
La pandémie de coronavirus rappelle la nécessité de repenser l’idéologie qui façonne le rôle des États. Les gouvernements détiennent aujourd’hui les manettes du pouvoir, pilotant l’ensemble de leurs économies nationales pour la première fois depuis une génération et sont conscients désormais de l’importance de la coordination et du soutien entre les secteurs de production, les travailleurs et travailleuses essentiel.le.s, les entreprises, les institutions et les nations. Dans un Nouveau Pacte vert mondial décolonial, l’État doit jouer un rôle proactif en matière de développement pour faire respecter un contrat social éthique avec la population ; pour fixer des limites et des règles visant à réglementer le marché et à assurer une répartition antiraciste et féministe des ressources, des services et de l’accès à ceux-ci. L’histoire des États développementistes démontre que les politiques efficaces et multidimensionnelles de l’intervention de l’État sur les marchés peuvent réguler le développement économique et rééquilibrer les résultats vers une plus grande équité, par exemple, en conservant la propriété de secteurs clés tels que l’industrie et les banques et en utilisant les ressources publiques pour satisfaire les besoins sociaux et économiques des individus.
Historiciser l’espace fiscal
Le renforcement à grande échelle des investissements et des financements publics pour l’adaptation au changement climatique et l’atténuation de ses effets, les infrastructures et les services publics est une condition essentielle pour le succès d’un Nouveau Pacte vert mondial. La pandémie du COVID-19 a mené à une explosion de la pauvreté dans le monde. La Banque mondiale prévoit qu’au moins 500 millions de personnes tomberont dans la pauvreté d’ici fin 2020, et que quelque 60 millions d’entre elles risquent de se retrouver dans une situation d’extrême pauvreté. Alors que les pays les plus riches ont dépensé près de 10 milliards de dollars US comme réponse fiscale, la plupart des pays en développement ne disposent tout simplement pas de ressources financières de cette ampleur.
L’asymétrie des ressources des nations exige que l’on se prête à un exercice de politisation de l’espace fiscal qui consiste à retracer l’historique de la fuite des richesses ou de la fiscalité. En s’appuyant sur des données fiscales et commerciales récoltées sur près de deux siècles, l’économiste Utsa Patnaik a calculé en 2018 que la Grande-Bretagne a drainé un total de près de 45 milliards de dollars de l’Inde entre 1765 et 1938. Pour donner un ordre d’idée, 45 milliards de livres sterling actuelles représentent 17 fois le PIB du Royaume-Uni aujourd’hui. Il ne s’agit pas seulement ici d’une aberration historique ; ce transfert de richesses a diffusé des capitaux et des ressources à travers l’Europe, l’Amérique du Nord et d’autres colonies, créant ainsi les conditions idéales de l’industrialisation et du contrôle économique. C’est ce qui explique pourquoi Asad Rehman, de l’organisation britannique War on Want, a déclaré lors d’un récent webinaire que le « pandémisme est du colonialisme », dans la mesure où le manque de ressources fiscales pour lutter contre la pandémie dans les pays du Sud est directement lié à l’histoire coloniale.
Aujourd’hui, les abus fiscaux des sociétés et d’autres formes de flux financiers illicites entravent la redistribution des richesses, constituent un transfert pur et simple de richesses et sont au cœur de la lutte contre les inégalités économiques, y compris l’inégalité de genre. Le rapport de 2015 du Groupe de haut niveau sur les flux financiers illicites en provenance d’Afrique a indiqué que ce continent perd plus de 50 milliards de dollars de recettes domestiques par an, en grande partie à cause de l’évasion fiscale des entreprises. La décolonisation de cette fuite de richesses nécessite un engagement multilatéral et une coopération fiscale intergouvernementale pour lutter contre la fraude et l’évasion fiscales.
Justice de la dette
L’équité systémique n’est possible que si elle s’accompagne d’un mécanisme de restructuration multilatéral de la dette permettant de s’attaquer à la crise persistante de l’endettement dans les pays du Sud, ainsi que l’annulation immédiate de la dette dans le sillage de la pandémie actuelle. Le poids de la dette dans les pays du Sud s’est fortement alourdi depuis la crise financière mondiale de 2008, notamment en raison du boom de l’endettement du secteur privé et des partenariats publics-privés générateurs de dettes. Beaucoup de pays parmi les plus pauvres sur le plan fiscal dépensent déjà plus d’argent pour le remboursement de leur dette qu’ils n’en consacrent à leurs systèmes de santé publique, et dans le cadre de la pandémie, aux services publics qui permettent de sauver des vies. En ce sens, l’endettement tue purement et simplement.
Le G20 et le FMI ont suspendu les paiements de la dette pour les pays les plus pauvres. Jusqu’à présent, 41 des 73 pays les plus pauvres ont demandé la suspension des paiements de leurs dettes bilatérales, ce qui pourrait permettre d’économiser jusqu’à 9 milliards de dollars. Cependant, les accords du G20 et du FMI n’obligent pas les créanciers privés à agir, tels que les banques commerciales et les fonds d’investissement, ou les banques multilatérales de développement comme la Banque mondiale. Cela risque de pousser les pays les plus pauvres du monde à utiliser leurs maigres ressources financières pour rembourser certains des investisseurs les plus riches du monde, plutôt que de lutter contre la pandémie. En attendant, les pays à revenu intermédiaire, où vit la grande majorité de la population pauvre du monde, ne bénéficient d’aucune forme d’allégement de la dette. Que se passera-t-il après la fin de la suspension de la dette d’ici 2021 ? Des intérêts courront sur la dette au moment précis où la réponse à l’impact économique à moyen terme de la pandémie sera devenue une priorité. On prévoit un scénario troublant de plusieurs crises de la dette, qui menaceront d’anéantir les acquis économiques et sociaux consolidés pendant de nombreuses années et de plonger les communautés dans un endettement à long terme.
Alors que le moyen le plus rapide de libérer de l’argent pour les gouvernements soumis à des contraintes fiscales est d’annuler la dette, les défenseur.e.s de la société civile demandent que la participation à une initiative visant à suspendre la dette soit obligatoire pour tous les acteurs concernés, y compris les créanciers privés et multilatéraux. Il faut qu’un Nouveau Pacte vert mondial décolonial s’oppose au refus manifesté depuis des décennies par les pays riches d’établir un cadre de restructuration de la dette basé sur des évaluations de la viabilité de celle-ci qui intègrent les exigences de financement en matière de climat et les évaluations de l’incidence sur les droits humains. Pour ce faire, un large mouvement mondial et intersectoriel de justice en matière de dette et de campagne contre l’austérité est nécessaire et doit unir toutes les campagnes, qu’elles concernent le climat, le commerce, la santé publique ou l’action syndicale.
Eugénique de l’austérité
Il est réellement à craindre que la pandémie ne marque un retour à l’austérité et à la décennie perdue des années 1980 qui ont été le résultat de programmes d’ajustement structurel appliqués dans de nombreux pays et régions du Sud, et qu’elle n’amplifie également les initiatives de financement privé. Curieusement, bien que la pandémie montre à quel point les coupes budgétaires des systèmes publics conduisent à la pauvreté et à la mortalité dès que l’urgence en matière de santé publique diminue, le Fonds monétaire international attend des pays en développement qu’ils prennent des mesures d’austérité budgétaire pour « stabiliser les ratios d’endettement sur une trajectoire résolument décroissante ».
Les coûts sociaux élevés de la contraction budgétaire entraînent, par exemple, l’affaiblissement des systèmes de santé publique et d’éducation, la réduction de l’accès aux services sociaux essentiels, la perte des moyens de subsistance dans le secteur public et l’augmentation du travail non rémunéré et de la précarité, notamment pour les femmes. Les coupes budgétaires de l’État réduisent ou éliminent souvent les programmes et les services qui bénéficient principalement aux femmes, aux enfants, aux personnes âgées et aux personnes handicapées et qui sont physiquement malades, c’est-à-dire les couches de la population les plus vulnérables face au coronavirus. Les programmes de protection sociale, qui sont une source essentielle de survie économique pour les personnes marginalisées et vulnérables, sont souvent les premiers à subir des coupes drastiques, même dans les pays qui sont touchés par une extrême pauvreté.
Une réévaluation systémique des normes et des règles régissant la discipline budgétaire, le financement des déficits et l’établissement de rapports macroéconomiques est essentielle pour sauver le financement public des systèmes publics si l’on veut parvenir à se remettre de la pandémie et à augmenter le financement en faveur d’un Nouveau Pacte vert mondial. Une des approches à adopter pour décoloniser les structures financières nées de l’histoire coloniale consisterait à remettre en question les mécanismes globaux qui régissent les pays du Sud au moyen d’instruments de notation et d’évaluation. Nous pouvons en citer trois exemples : les notations de risque réalisées par les agences de notation de crédit, les fiches d’évaluation économique présentées par les rapports de surveillance du FMI au titre de l’Article IV, et les indicateurs Doing Business de la Banque mondiale qui récompensent les pays qui déréglementent leur législation du travail et leurs politiques nationales pour « la facilité à faire des affaires ». Ces instruments construisent une constellation de signaux et de symboles qui déterminent l’accès au capital et à l’investissement, l’inclusion dans l’économie mondiale et l’approbation par un système de gouvernance profondément inégalitaire.
Financiarisation ou durabilité ?
Alors que le Programme alimentaire mondial des Nations unies signale que la pandémie pourrait entraîner une grave famine touchant plus de 250 millions de personnes d’ici fin 2020, les huit plus grandes entreprises du secteur de l’alimentation et des boissons ont versé 17,6 milliards de dollars à leurs actionnaires depuis le début de la pandémie. Cela est tristement révélateur de l’injustice et de la précarité de notre système alimentaire, et nous alerte sur la manière dont le pouvoir démesuré des institutions économiques et financières et celui des entreprises doivent être limités par une réglementation proactive, par exemple au travers de taxes sur les transactions financières, d’une réglementation financière des opérations spéculatives à haute fréquence et d’une interdiction mondiale des ventes à découvert.
La financiarisation verte a impliqué l’adoption de programmes tels que les obligations vertes, les échanges « dette contre nature », les investissements d’impact et les annexes écologiques pour compenser le carbone, qui marchandent et financiarisent l’environnement tout en dépouillant les communautés rurales et indigènes. Ces systèmes permettent aux grands pollueurs industriels de débourser des sommes relativement modestes pour polluer l’espace atmosphérique et continuer leurs extractions. Et les pollueurs industriels pèsent dans la balance, puisque 100 entreprises sont responsables de 70 % des émissions mondiales de carbone. Les solutions technologiques liées aux forces de l’économie de marché ne peuvent pas tout résoudre. Les relations que nous devons rétablir avec notre milieu de vie ne peuvent dépendre de imprévisibles et dictées par le marché, qui défient la vitesse et la gravité des changements sociaux et climatiques que nous vivons.
Alors que l’on réduit à tort les graves dangers du réchauffement de la planète à un problème technique pouvant être résolu par une « économie verte », le changement climatique et le colonialisme écologique sont dépolitisés. Les solutions technologiques vertes réalisent des opérations politiques extrêmement sensibles qui impliquent l’établissement et l’expansion des forces du marché sous couvert d’une mission neutre et technique présentée comme efficace, efficiente et rationnelle.
Les organisations de défense de l’environnement s’inquiètent de la façon dont les propositions du Nouveau Pacte vert américain et européen s’articulent autour de la financiarisation verte.
Une des façons de progresser consiste à penser en termes de « systèmes de consommation et de production », un concept central de l’Agenda 21 et de l’objectif 12 de développement durable. Cette approche permet de redéfinir directement les limites « existentielles » de la planète, les pays du Nord devant réduire leur consommation et leur empreinte carbone. Une production durable implique de trouver la volonté politique de supprimer progressivement les subventions pour les combustibles fossiles et de réorienter les fonds publics destinés aux complexes militaires et carcéraux et les subventions à destination de grandes entreprises vers les biens publics. La consommation et la production durables impliquent fondamentalement le passage d’une société fondée sur des logiques capitalistes et coloniales d’accumulation et d’expansion vers une sécurité alimentaire reposant sur une agriculture à petite échelle durable et biologique, sur des systèmes économiques et productifs de soutien tels que la protection sociale et le revenu de base universel, sur le travail décent, sur la régénération des ressources naturelles et sur une représentation et une gouvernance antiracistes et féministes.
Réparations du climat
Un Nouveau Pacte vert mondial féministe et décolonial met en avant l’appel lancé de longue date en faveur de réparations du climat par les pays développés afin de compenser la grande majorité des émissions historiques de carbone ainsi que les pertes et dommages subis à la suite des dégâts causés à l’environnement au cours des siècles. Les réparations apportées en réponse aux dommages passés et actuels nécessitent une gouvernance démocratique dans la création, l’utilisation et la différenciation des flux d’aide. Il est également important de reconstituer le Fonds vert pour le climat afin d’intensifier l’action en faveur du climat, de rester en dessous d’un seuil d’augmentation de la température mondiale de 1,5 °C, et de respecter l’engagement des pays développés à fournir 100 milliards de dollars par an d’ici 2020.
Les pays développés doivent également honorer leurs « parts équitables » pour leur rôle historique dans la crise climatique qu’ils alimentent.
Reconstruire l’«humanité»
La construction coloniale de l’humanité est celle d’un individu rationnel et objectif, séparé de la nature et supérieur à celle-ci. Deux idées fausses se sont propagées au cours de l’histoire et occupent le devant de la scène : la nature est proclamée comme étant « morte » et les terres sont proclamées comme étant « vides ». Si les terres sont vides, alors les communautés indigènes et rurales peuvent être déplacées ou éliminées ; si la nature est morte, elle peut être exploitée pour y puiser des ressources illimitées. Une éthique décoloniale implique de se détacher des systèmes de connaissances encore ancrés dans le paradigme cartésien qui suppose que la pensée vient avant l’être. Il s’agit de réimaginer l’humanité en pensant épistémologiquement comme tous ceux qui vivent en marge, en particulier les indigènes. Enfin, un nouveau « contrat social » ancré dans un engagement éthique en faveur de l’équité et de la justice intersectionnelles est au cœur d’un avenir décolonial et féministe. Ceci implique un changement de cap vers l’affirmation d’une humanité décoloniale composée d’un univers fait de mondes multiples, où les hiérarchies suprémacistes s’effondrent et où des manières d’être interactives et interdépendantes se développent pour former une nouvelle réalité.
Bhumika Muchhala compte 20 années d’expérience au sein d’organisations prônant la justice mondiale, notamment auprès de Third World Network, où elle a participé à des activités de défense et de recherche autour de processus des Nations unies tels que les objectifs de développement durable et le financement du développement, ainsi que sur les politiques des institutions de Bretton Woods. Elle prépare actuellement un doctorat en économie politique sur les inégalités dans le monde et sur la théorie décoloniale et féministe à la New School de New York et consulte diverses organisations en faveur des progrès de la justice et des droits économiques.
Article publié sur la page de la fondation Rosa Luxemburg en Allemagne, le 24 août 2020 :
https://www.rosalux.de/en/news/id/43146/towards-a-decolonial-and-feminist-global-green-new-deal. Traduction : Richard Kastein