Le mot «crise» est omniprésent dans le discours des politiques, ainsi que dans les média et chez les commentateurs politiques. Mais quel est son origine? Comment est-il devenu un mot trop gros», c’est-à-dire un mot «fourre-tout» dans lequel chacun met ce qu’il a envie d’entendre, un mot qui devient le symptôme d’une pensée accélérée, ne prenant plus le temps de l’analyse?
Pendant la période de l’élection présidentielle de 2017, l’argument selon lequel « la France est en crise » a été utilisé par l’ensemble des acteurs politiques : « le pays est en crise, la crise que nous traversons, la grave crise qui frappe la France, un climat de crise, etc. » Certains analystes, assez rares, ont distingué la crise de ses diverses conséquences. Ainsi le politologue Gaël Brustier dans L’Humanité du 8 mai 2017 écrit : « La crise de 2008 continue de produire des effets sur nos sociétés. Financière à l’origine, elle s’est ensuite propagée à l’économie dans son ensemble, a affecté les représentations de chacun et contribué à déstabiliser les identités politiques traditionnelles. Elle a affecté le régime politique de l’Union européenne comme celui de plusieurs pays d’Europe. »
Le plus souvent, la crise est évoquée comme étant durable. On peut ainsi lire sur le site de France Info, en avril 2017 : « La crise économique de 2008 a mis longtemps à se faire véritablement ressentir en France mais elle frappe maintenant le pays depuis 2009 et semble durablement installée malgré toutes les tentatives de relance. »
La « crise » est plus ou moins mise en scène et dramatisée ; elle l’est particulièrement dans le discours de l’extrême droite dont on sait que les ressorts principaux résident précisément dans l’exagération, le pathos, l’appel à l’émotion. Il lui faut dramatiser la situation française pour se poser en sauveur de la France, « apaiser le climat de crise », et y substituer « l’ordre républicain ».
D’où vient le mot de «crise»?
Le mot « crise » vient du mot grec krisis qui désignait la phase décisive d’une maladie. Les dictionnaires actuels reconnaissent plusieurs sens à ce mot, mais toujours avec l’idée d’un moment bref, d’une irruption brutale, d’un déséquilibre soudain. Ainsi le Larousse : « Brusque accès, forte manifestation d’un sentiment, d’un état d’esprit : Une crise de larmes, de jalousie. Familier. Enthousiasme soudain pour une action, brusque mouvement d’ardeur : Il est pris d’une crise de rangement. Moment très difficile dans la vie de quelqu’un, d’un groupe, dans le déroulement d’une activité, etc. ; période, situation marquée par un trouble profond : Crise de conscience. Rupture d’équilibre entre la production et la consommation, caractérisée par un affaiblissement de la demande, des faillites et le chômage. Manifestation violente d’un état morbide, survenant en pleine santé apparente (crise d’appendicite, crise de goutte, crise d’épilepsie, crise de colique néphrétique, etc.). Grave pénurie de quelque chose : Crise du logement. »
La crise de 1929
En 1929, ce que les américains nommeront le krach ou le Black Thursday et que les francophones désigneront comme « la crise de 1929 » possède bien les caractéristiques classiques de brutalité, de soudaineté qui définissent une crise[1]
La situation sociale, économique et financière qui résultera de cette crise, et qui durera jusqu’en 1939 et à la seconde guerre mondiale, a été nommée The Great Depression (« La Grande dépression »).
On a donc fait clairement la différence entre le moment où se déclenche la crise, le krach boursier du 24 octobre 1929, et les conséquences de cette crise qui, elles, dureront une décennie entière entrainant les USA dans la « Grande dépression ». Le Black Thursday est bien un moment de rupture financière, une crise, qui entraînera des effets sociaux, économiques, politiques bien au-delà de ce jour ponctuel et bien au-delà de la seule Amérique. Les conséquences de la crise ont été à la fois pérennes dans le temps et mondiales dans l’espace.
D’une crise comme moment à un «état de crise»
On a vu France Info parler de la crise de 2008 qui se serait « durablement installée » en France. On passerait donc d’une conception de la crise comme un moment ponctuel à une conception de la crise comme un état, durable.
Comment interpréter cette évolution ? Il existe au moins deux réponses possibles. La première est que le mot « crise » est en train de changer de sens et peut renvoyer désormais non pas seulement à un événement ponctuel mais aussi à une situation durable. Ce serait donc un simple et ordinaire changement lexical que les dictionnaires, un jour ou l’autre, finiraient par reconnaître et enregistrer.
La seconde est qu’il ne s’agirait pas d’un changement lexical mais d’une sorte de stratégie plus ou moins délibérée propre aux acteurs des discours politiques et médiatiques : au lieu de faire comme en 1929 la distinction entre une crise d’un côté et ses conséquences ou ses effets de l’autre, les discours politiques et médiatiques emploient un seul mot qui condense en quelque sorte une cause et ses effets à plus ou moins long terme.
Ne pas distinguer entre une cause et ses effets permet de se passer d’un discours explicatif sur les relations entre cette cause et ses effets : or on sait combien cela est difficile à faire, nécessite de mobiliser des arguments, des données chiffrées, des cadres théoriques. Cela évite aussi d’exposer clairement ce que sont les différentes conséquences d’une crise. Cela permet de faire comme si tout le monde comprenait ce que veut dire « la crise en France ».
Le fast thinking de Pierre Bourdieu
A propos de la télévision, Pierre Bourdieu avançait l’idée du fast thinking, un penser vite, produit par le monde médiatique[2]. La pression de l’urgence propre au média télévisé, mais aussi maintenant du fait des réseaux sociaux propre à l’ensemble du monde politique, génère un mode d’expression rapide qui ne permet pas le déroulé d’une pensée. P. Bourdieu écrivait : « Est-ce qu’on peut penser dans la vitesse ? Est-ce que la télévision, en donnant la parole à des penseurs qui sont censés penser à vitesse accélérée, ne se condamne pas à n’avoir que des fast thinkers, des penseurs qui pensent plus vite que leur ombre ? » (p. 30). À cette question, P. Bourdieu répondait que les journalistes arrivent à travailler dans ces conditions d’urgence parce qu’ils pensent « par lieux communs ». À l’opposé de cette communication préconstruite, « la pensée est, par définition, subversive : elle doit commencer par démonter les ‘idées reçues’ et elle doit ensuite démontrer » (p. 31).
Pour penser vite dans les formats de la télévision ou des réseaux sociaux actuels, des mots comme « crise » sont des outils commodes : ils sont compris de tous puisqu’ils appartiennent au vocabulaire ordinaire, ils permettent de faire l’économie de raisonnements longs et complexes sur ce qu’est une crise et ce qu’en sont les effets.
« Crise » fait partie de ces mots que je qualifierai de « trop gros ». Comme « peuple, système, patriotes », ces mots trop gros n’ont pas de sens précis et peuvent de ce fait être interprétés plus ou moins à leur guise par ceux qui les disent comme par ceux qui les entendent.
Ce sont des mots d’un consensus intellectuel mou, ce sont des fast thinkings.