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Démocratie et économie sociale et solidaire: un défi

Démocratie et économie sociale et solidaire: un défiTemps de lecture : 6 minutes

L’économie sociale et solidaire présente certaines bases de gestion démocratique au sein des structures qui s’en réclament. Même si, face à la pression du modèle ultra-concurrentiel néolibéral, il est nécessaire de remettre ces pratiques en accord avec les valeurs fondatrices de l’ESS, celle-ci offre de beaux exemples de réussites d’implication et de prise de décisions démocratiques. Tour d’horizon des différents types de coopératives et de sociétés de l’économie sociale et solidaire avec Sylvie Mayer.

La crise économique, écologique et sociale que nous vivons appelle la nécessité de construire les bases d’une démocratie nouvelle, dans la cité, comme dans l’entreprise. Parmi les éléments nécessaires au dépassement du capitalisme, Alain Obadia et Louise Gaxie[1] évoquent « la démocratie comme matrice » : un agir collectif qui peut seul permettre la mise en mouvement de l’énergie et des compétences de chacun.

Il y a nécessité de reconstruire une relation entre produire et consommer en partant des besoins et non de l’offre ; de construire des coopérations interentreprises à tous les niveaux de territoire, y compris international, se substituant à la « concurrence libre et non faussée ». Outre l’utilité sociale et économique, cela permettrait, entre autres, de lutter contre les bouleversements climatiques et d’amorcer la mise en œuvre d’une économie circulaire. Cela passe par la démocratie dans les entreprises, associant salariés, usagers, fournisseurs et collectivités territoriales aux décisions stratégiques concernant les choix et modes de production et de distribution.

Une telle démocratie existe-t-elle dans les structures de l’économie sociale et solidaire?

L’ESS offre les bases de cette construction, même si aujourd’hui il y a nécessité de remettre ses pratiques en adéquation avec ses valeurs fondatrices, ses objectifs, son statut (une personne = une voix). Les entreprises de l’ESS ne sont pas toujours synonymes d’entreprises émancipatrices. Le poids de la concurrence des entreprises de capitaux et la guerre des prix bas dans le contexte ultralibéral impactent les entreprises de l’économie sociale, notamment les plus importantes, banques coopératives, assurances mutualistes[2], grandes associations. La subordination aux technostructures, aux responsables élus, subsiste dans la propriété collective. Le partage des avoirs, des savoirs et des pouvoirs est loin d’être conquis dans l’ensemble des entreprises de l’ESS. La souffrance au travail existe, observée par Chorum[3]. Elle n’empêche cependant pas l’attachement au secteur de l’ESS, en lien avec le sens et l’utilité du travail. La satisfaction sur le contenu du travail est largement plébiscitée pour 76 % des salariés et 93 % des dirigeants.

Cela étant dit, de multiples initiatives contribuent aujourd’hui à « des pratiques démocratiques renouvelées, mobilisant les citoyen-ne-s, révélant leur créativité et leur pouvoir d’agir, contribuant aussi à la création de richesse, d’emplois et d’innovations socio-économiques, ainsi que l’écrit le MES, mouvement de l’économie solidaire[4].

Ces pratiques existent dans la vie associative, comme dans la vie des entreprises « à statut coopératif », en France, en Europe, dans le monde.

Prenons-en quelques exemples dans les SCOP (sociétés coopératives participatives), les SCIC (sociétés coopératives d’intérêt collectif), et les CAE (coopératives d’activité et d’emploi).

Dans les SCOP, l’exercice de la démocratie peut devenir difficile lorsque leur taille grandit. Ainsi, en est-il d’Acome une entreprise industrielle coopérative née en 1932. Fabricant de câbles, de fibre optique, leader sur les marchés des réseaux, Acome, (chiffre d’affaire de 504 millions d’euros dont 55 % à l’international) emploie 1760 personnes. En France, les salariés deviennent sociétaires au bout de 3 ans et peuvent l’être à partir d’un an. Selon le PDG, il est plus difficile aujourd’hui de réunir l’assemblée générale : on est passé du samedi toute la journée, au vendredi fin d’après-midi. Malgré tout, ces AG attirent du monde et environ les deux tiers des sociétaires participent aux votes. Cela contribue à la pérennité d’Acome à laquelle les salariés sont attachés, du fait de la vie au travail, de la formation (47 000 heures de formation en 2018 dans l’ensemble du groupe), de l’égalité hommes/femmes, de leur participation aux décisions stratégiques. Ainsi, celle de s’implanter en Chine a demandé beaucoup de temps et de discussion.

Certaines SCOP ont montré leur exemplarité dans la conduite démocratique de leur gestion.

L’entreprise Macoretz, un exemple éloquent

En 1986, quatre jeunes techniciens décident de fédérer leur savoir-faire et créent la SCOP Macoretz. Cette entreprise générale du bâtiment (200 salariés, 110 sociétaires, 21 apprentis) intervient à tous les niveaux de la construction : de la recherche de terrains constructibles à la conception de la maison en brique ou en bois[5]. Son fonctionnement démocratique a conduit à la réussite de ce projet commun. Il s’agit pour Macoretz Scop de « vivre et d’animer au quotidien une gouvernance participative et démocratique » avec des instances de débat, de construction collective et de décisions stratégiques partagées. 6 assemblées générales ont lieu chaque année. Elles sont préparées par des ateliers où toutes les questions de l’AG sont traitées par l’ensemble des sociétaires, qui votent lors de l’assemblée en toute connaissance.

Les SCIC, préfiguration de l’entreprise de demain

Selon la loi de 2001 qui a institué les Sociétés coopératives d’intérêt collectif, leur objet est « la production ou la fourniture de biens et de services d’intérêt collectif qui présentent un caractère d’utilité sociale ».

Le fonctionnement des SCIC est proche de celui des SCOP : gestion démocratique (« une personne = une voix ») et mode de fonctionnement ne privilégiant pas la lucrativité. L’entreprise appartient aux salariés, mais pas seulement. C’est là que réside l’originalité des SCIC, puisque le capital doit être également détenu par les bénéficiaires de l’activité (les clients, les usagers, les fournisseurs) et par une troisième catégorie de sociétaires regroupant personnes physiques et personnes morales de droit privé ou de droit public : des collectivités locales, des bénévoles, des financeurs, etc.

Aucune des parties prenantes ne peut avoir la majorité, ce qui implique un partage des pouvoirs. Depuis sa création en 2002, le modèle Scic a convaincu de nombreuses entreprises. Le taux de progression a été de 14 % en un an, soit 868 Scic en 2018.

La SCIC préfigure un modèle d’entreprise qui pourrait être généralisé dans le cadre d’une économie alternative : l’entreprise associant toutes les « parties prenantes », propriétaires, salariés, fournisseurs, clients, collectivités territoriales …

Ce mode de gestion pourrait aussi être celui des entreprises publiques gérant des services à la population. Ainsi, plus qu’une régie, la production et la distribution d’eau potable associeraient collectivités responsables, salariés, usagers individuels et entreprises utilisatrices[6]. Et pourquoi pas imaginer qu’ADP, Aéroport de Paris devienne une SCIC gérée par ses entreprises, ses salariés, ses usagers et les communes et départements riverains ?

La construction de collectifs agissants

Un troisième type d’entreprise coopérative mérite l’attention en termes de démocratie : les Coopératives d’activité et d’emploi (une centaine) réunissent des travailleurs indépendants sous statut de salariés sociétaires. Selon Noémie de Grenier[7], codirigeante de Coopaname, une CAE forte de 800 coopérateurs, « les aspirations démocratiques viennent de la base, mais parvenir à une vraie co-construction des décisions n’est pas simple… Le défi est de parvenir à gagner sa vie tout en s’impliquant dans la vie de la coopérative, et en finançant les services communs (comptabilité, administration,) ».

Le collectif « la Manufacture coopérative[8] » insiste sur le fait démocratique : « choisir l’approfondissement de la démocratie dans l’entreprise, la construction de collectifs agissants n’est pas équivalent à privilégier la généralisation du petit actionnariat individuel et la recherche de l’homme providentiel… ».

Un témoignage de Coopanamien[9] corrobore ces constatations : « l’expérience de Coopaname m’a permis de prendre conscience du communisme déjà là. J’ai eu le sentiment de construire un rapport émancipateur à mon travail, avec toutes les contradictions des structures porteuses de projets émancipateurs. On transforme ²du privilège de commander² à ²être au service de² ».

Trouver le temps de la démocratie

Cet exposé des caractéristiques démocratiques de l’économie sociale et solidaire ne serait pas complet sans une évocation de nouvelles formes en gestation : les plateformes coopératives créées en résistance à l’ubérisation. Un exemple, Coopcycle, un logiciel de plateforme logistique open source, bien commun numérique pour aider des organisations non lucratives à faire face aux mastodontes de la « foodtech » comme Deliveroo et consorts[10].

 Autre maillon de la chaine démocratique de l’ESS, les PTCE, pôles territoriaux de coopération, qui mutualisent sous un mode de gestion démocratique les ressources solidaires de territoires. Ainsi en est-il du PTCE sud Aquitain, initié par la ville à direction communiste de Tarnos[11].

Un dernier exemple en guise de conclusion, la coopérative vénézuélienne de production agricole et de distribution Cecosesola, 470 travailleurs polyvalents, salaire mensuel identique. Nous y avons rencontré une démocratie authentique, née il a quarante ans. Ici c’est la démocratie directe. Nous avons demandé à la quatrième génération d’animateurs, « comment expliquez-vous la pérennité de votre entreprise et de sa démocratie à travers les années et les régimes politiques ? » Réponse : « nous travaillons trois jours et nous passons trois jours en discussion pour décider tous ensemble »[12]. 

Il faudra bien trouver le temps de la démocratie, partout, dans les territoires et dans les entreprises, comme outil et comme finalité.

 

[1] Louise Gaxie, Alain Obadia, Nous avons le choix !, Fondation Gabriel Péri, 2013.

[2] Alain Arnaud, « Peut-on encore être mutualiste en 2012 ? », brèves du CIRIEC, juillet-août, 2012

[3] Analyse des résultats du Baromètre Qualité de Vie au Travail, 2e éd., 2017.

[4] Mouvement pour l’économie solidaire, « Mobilisons-nous pour construire un monde solidaire ! », 2015.

[5] https://www.macoretz.fr/blog/macoretz-scop-grand-prix-moniteur-de-la-construction-2017/

[6] Jean Huet, Vers une gestion coopérative de l’eau : l’utilisation des sociétés coopératives d’intérêt collectif, Fondation Gabriel Péri, 2014.

[7] Entretien avec Noémie de Grenier, juin 2015.

[8] La Manufacture coopérative, Faire société : le choix des coopératives, Bellecombe-en-Bauges, Ed. du Croquant, 2014, 176 p.

[9] Témoignage de Luc Mboumba lors de la rencontre de travail du 12 octobre 2019 organisée par la commission nationale ESS du PCF.

[10] https://coopcycle.org/fr/

[11] http://lelabo-ess.org/ptce-sud-aquitain-cbe-du-seignanx.html

[12] Propos recueillis par Sylvie Mayer et Jean Pierre Caldier en 2009, L’économie équitable, les mots pour le dire Fondation Gabriel Péri, octobre 2011.

Pour citer cet article

Sylvie Mayer, « Démocratie et économie sociale et solidaire : un défi », Silomag, n° 10, déc. 2019. URL : https://silogora.org/democratie-et-economie-sociale-et-solidaire-un-defi/

 

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