La hausse drastique des prix de l’énergie en Europe est une des conséquences économiques de la guerre en Ukraine. Particulièrement dépendante de l’importation de gaz russe, l’Allemagne est désormais confrontée à un risque accru de précarité énergétique pour une part importante de sa population. En s’appuyant sur diverses études statistiques, Rachel Guyet met en lumière les apories des mesures d’aides financières prises par le gouvernement allemand pour soutenir les dépenses énergétiques des citoyens. L’autrice montre ainsi que ces mesures ne parviennent pas à réduire les inégalités sociales relatives à la consommation énergétique.
L’énergie est devenue dans nos sociétés développées un service dans le fonctionnement quotidien des citoyens européens pour s’éclairer, se chauffer, cuisiner, s’informer etc.[1]. La crise énergétique actuelle remet en cause la capacité des ménages à couvrir leurs besoins fondamentaux et met la sécurité de l’approvisionnement énergétique ainsi que la question des prix abordables pour tous au centre des préoccupations de l’Europe et des États membres. En raison de sa très forte dépendance au gaz russe[2], l’Allemagne a rapidement été confrontée à un double enjeu : réduire sa consommation énergétique et aider les citoyens à payer leur facture énergétique. Pour un pays qui se refusait jusqu’alors à reconnaître l’existence d’une forme de précarité énergétique parmi sa population, arguant de la solidité de son système social et de sa capacité à prévenir le phénomène, la guerre en Ukraine a contraint le gouvernement allemand à un interventionnisme sans précédent. Entre mars et septembre 2022, trois paquets de mesures successifs à hauteur de 95 milliards d’euros ont été introduits pour soulager le budget des ménages puis un bouclier tarifaire d’un montant de 33 milliards d’euros a été annoncé fin septembre 2022. Il pourrait s’appliquer entre mars 2023 et avril 2024[3]. Toutefois, on peut s’interroger sur l’efficacité de ces mesures – en partie universalistes, en partie ciblées – à répondre aux inégalités existantes en matière de dépenses énergétiques et à en prévenir de nouvelles.
Une fracture qui s’aggrave
Les études conduites par différents instituts de recherche allemands depuis le milieu des années 2010 s’accordent sur l’effet régressif des coûts de l’énergie (électricité et chauffage) en fonction des niveaux de revenus, et ce bien avant la crise actuelle. Selon une étude réalisée par l’Institut allemand pour la recherche économique (DIW Berlin) en 2018[4] la part moyenne des dépenses énergétiques dans le budget familial s’élève à 2.4% pour l’électricité et 2.9% pour le chauffage. Il ne s’agit que d’une moyenne. Néanmoins, si l’on examine ces dépenses par tranches de revenus, les écarts sont conséquents : les ménages appartenant au premier décile de revenus – revenus les plus faibles – consacrent 6.5% de leur budget aux dépenses d’électricité contre 1.0% pour le dernier décile. Ils sont encore plus grands pour le chauffage, avec des dépenses énergétiques représentant 1.4% pour les ménages les plus aisés contre 7.5% du revenu des plus modestes alors même que la surface de leur logement est plus petite (134.8m2 pour le dernier décile contre 65.5 m2 pour les premiers déciles) et le nombre de personnes l’occupant moins important (2.0 personnes par ménage pour le dernier décile contre 1.6 pour le premier décile)[5]. Entrent dans le groupe des plus modestes, les retraités, les étudiants, les chômeurs et les bénéficiaires des allocations sociales. Par ailleurs, le niveau de revenus est, certes, un déterminant important des inégalités mais il n’est pas le seul. L’état du logement est en effet étroitement corrélé au niveau des dépenses de chauffage : les ménages les plus modestes habitent souvent des logements plus anciens et plus énergivores que les ménages les plus aisés qui occupent des bâtiments plus récents, respectant des normes de performance énergétique plus élevées et qui sont susceptibles d’investir dans des mesures de rénovation.
Ces inégalités, déjà soulignées en 2018 dans l’étude du DIW, se sont encore creusées depuis le début de la flambée des prix de l’énergie à l’été 2021 et ont été aggravées par la guerre en Ukraine à partir de février 2022. Au cours de la première moitié de 2022, les factures des ménages allemands ont cru très fortement. Cependant, cette augmentation affecte de manière disproportionnée les ménages les plus vulnérables. Ainsi selon une étude de l’Institut Economique de Cologne publiée en mars 2022, les ménages (une famille avec 2 enfants) les plus aisés doivent assumer un surcoût de 2.1%, tandis que la charge supplémentaire s’élève à 4.0% pour les ménages les plus modestes, l’augmentation la plus sensible portant sur les carburants (1.6%), le fioul (0.8%), l’électricité (0.8%) et le gaz (0.7%)[6].
Tableau 1 : Charge supplémentaire sur les budgets des ménages en raison des hausses de prix de l’énergie suite au déclenchement de la guerre en Ukraine, par tranche de revenus (en %) :
Ménage d’une personne dans la tranche de revenus… | 1200€ – 1600€ | 2000€ – 2500€ | 3000€ – 3500€ | 4000€ – 4500€ |
Electricité | 0.8 | 0.6 | 0.5 | 0.4 |
Gaz | 0.8 | 0.6 | 0.5 | 0.4 |
Fioul domestique | 0.6 | 0.6 | 0.5 | 0.4 |
Chauffage urbain | 0.5 | 0.2 | 0.1 | 0.1 |
Essence/diesel | 0.9 | 1.1 | 1.0 | 0.8 |
Total | 3.6 | 3.1 | 2.5 | 2.2 |
Famille avec 2 enfants dans la tranche de revenus… | 3000€ – 3500€ | 4500€ – 5000€ | 5500€ – 6000€ | 7000€ – 7500€ |
Electricité | 0.8 | 0.5 | 0.5 | 0.4 |
Gaz | 0.7 | 0.5 | 0.5 | 0.4 |
Fioul domestique | 0.8 | 0.8 | 0.6 | 0.2 |
Chauffage urbain | 0.2 | 0.2 | 0.1 | 0.1 |
Essence/diesel | 1.6 | 1.2 | 1.0 | 1.0 |
Total | 4.0 | 3.2 | 2.6 | 2.1 |
Dès juillet 2022, l’Institut Economique de Cologne alerte sur le risque d’augmentation de la précarité énergétique. Sans action du gouvernement et selon leurs estimations, il pourrait augmenter de 14.5% en 2021 à 25.2% en mai 2022. Est considéré en situation de précarité énergétique tout ménage dédiant plus de 10% de ses revenus aux dépenses énergétiques[7]. Si l’Allemagne appliquait ce seuil, 25% des ménages allemands y auraient ainsi été exposés en mai 2022 contre 15% en mai 2021. Dans ce contexte, les ménages disposant d’un revenu entre 60% et 80% du revenu médian ont deux fois plus de risques d’y être confrontés[8]. L’Institut souligne également une réalité inédite : selon ses estimations, le risque de vulnérabilité énergétique pourrait affecter jusqu’à 40% de la classe moyenne allemande.
L’effet redistributif des mesures en question
Afin d’amortir les conséquences socio-économiques de la hausse des prix de l’énergie sur les ménages, le gouvernement allemand a établi trois paquets de mesures entre mars 2022 et septembre 2022[9]. Ils se composent d’aides directes (telles qu’une allocation chauffage) et indirectes (telles que des aides complémentaires pour les enfants). Une partie de ces aides repose sur une approche universaliste, telle que la suppression de la taxe sur les énergies renouvelables pour tous, un bonus de 100€ par enfant, des allégements fiscaux pour les salariés, notamment pour le transport quotidien.
Une autre partie des mesures est plus ciblée. Elle s’adresse aux bénéficiaires de l’aide sociale, et concerne notamment un versement exceptionnel de 200€ pour les bénéficiaires de l’allocation sociale de base, de 270€ pour les frais de chauffage des personnes seules bénéficiant de l’allocation logement[10]. Selon le DIW, les deux premiers paquets de mesures auraient permis de diminuer le surcoût des dépenses énergétiques en moyenne de 3.4% à 2.1%. Il n’en demeure pas moins que la charge reste plus importante pour les ménages modestes (3%) contre 2.4% pour les ménages moyens, voire 1.3% pour le dernier décile.
La dilution et le coût des aides pourraient compromettre les effets redistributifs de l’intervention publique face à la flambée des prix notamment pour les ménages modestes. Les mesures à visée universalistes sont critiquées[11]. En effet, elles contribuent à soutenir la consommation des ménages en capacité d’absorber la hausse des prix alors qu’elles sont insuffisantes pour compenser le poids supplémentaire sur le budget des ménages qui en ont le plus besoin.
Ces aides, ne tenant pas compte des niveaux de consommation, ne permettent pas de compenser les écarts identifiés dans les dépenses énergétiques et ne garantissent pas la capacité des ménages à couvrir leurs besoins énergétiques. En revanche, elles ont le mérite de soutenir également les ménages aux revenus moyens dont on a vu qu’ils étaient de plus en plus vulnérables à l’explosion des prix.
Enfin, une campagne d’économies d’énergie a également été lancée. Cette campagne vise à inciter tous les citoyens à réduire leur consommation en montant que chaque « petit geste » des 80 millions d’habitants peut contribuer à renforcer l’indépendance de l’Allemagne vis-à-vis du gaz russe[12]. Cette campagne vise l’ensemble des ménages, quel que soit le revenu. Or le potentiel d’économies d’énergie est beaucoup plus limité parmi les ménages modestes qui recourent à des stratégies de réduction de leur consommation depuis bien avant la crise, parfois au détriment de leur bien-être. Un sondage réalisé par l’Institut de macroéconomie et de recherche conjoncturelle (IMK) montre que les ménages disposant d’un revenu inférieur à 2000€ mensuel déclarent plus fréquemment que les ménages gagnant plus de 4500€ avoir déjà restreint leur consommation énergétique et renoncé à d’autres dépenses, à commencer par l’alimentation, les loisirs et l’entretien de leur logement et de leurs appareils électroménagers[13]. Ces choix contraints risquent de s’ancrer durablement dans le quotidien des populations les plus vulnérables si l’on en croit une étude développée par l’institut de recherche Mercator qui révèle que, selon les scénarii de hausse des prix de l’énergie d’ici à mars 2023, les ménages modestes pourraient connaître des surcoûts énergétiques à hauteur de 3.5 à 11% de leurs dépenses de consommation contre 2 à 6% pour les ménages aisés[14].
Ces éléments soulignent les limites de l’effet redistributif des transferts compensatoires mis en œuvre dans la mesure où ils apparaissent insuffisants en termes de ciblage et de montants et ne permettent pas de compenser les inégalités en matière de dépenses énergétiques. Quand bien même une action ciblée apparaît nécessaire, elle ne doit pas négliger non plus la montée des difficultés parmi la classe moyenne. Les aides financières mobilisées soulèvent également la question de l’efficacité de ces dépenses publiques à visée palliative à court terme alors que le choc des prix est parti pour durer. Un plan d’efficacité énergétique a certes été lancé par le gouvernement allemand. Cependant aucun instrument financier ne vise spécifiquement les ménages modestes, dont le potentiel d’investissement dans une rénovation profonde de leur logement est limité. Or, l’on sait qu’une action d’amélioration du logement pourrait contribuer à les protéger contre les futures hausses de prix. À cet égard, les conséquences de la crise actuelle sur le pouvoir d’achat risquent de se faire sentir à moyen et long terme et peser sur la cohésion sociale. Si la majorité de la population soutient l’action du gouvernement et se dit prête à fournir des efforts, la flambée des prix de l’énergie et leur impact sur les coûts de la vie représentent le sujet central des préoccupations des citoyens en Allemagne.