Si la crise que nous vivons est multisectorielle, les principes de l’écoféminisme en identifient les sources et proposent un modèle de résistance au système capitaliste et patriarcale. Dans cet article, María Eugenia García Nemocon propose un tour d’horizon des écoféminismes en les replaçant dans les différents contextes et luttes qui les ont vus apparaître et se développer.
Crises écologiques, économiques et sociales
Il devient de plus en plus évident que nous nous trouvons face à une crise générale. En 2008, cette crise présentait un aspect financier, même s’il ne s’agissait pas seulement d’une crise économique. Elle était la preuve que les bulles spéculatives du capital finissent par éclater un jour ou l’autre.
La crise est mondiale et pluridimensionnelle ; on peut aussi dire qu’il s’agit d’une crise civilisationnelle ou systémique. Avec l’irruption de la pandémie, elle s’est encore intensifiée. Pour les États, le Covid est devenu une priorité absolue, éclipsant tous les autres problèmes et ne tenant aucun compte du fait que les causes profondes de cette crise tiennent au mode de vie de notre soi-disant « civilisation ».
On peut dire sans hésiter que les crises actuelles sont liées au système hégémonique créé par le capitalisme sur notre planète. Il est très probable que le scénario de la pandémie actuelle soit lié aux pratiques d’exploitation et de production capitalistes[1].
Quels sont les principaux aspects de cette crise ?
Dimension écologique
Nous avons dépassé les limites de la planète et les effets du changement climatique se font sentir. Nous sommes confrontés à l’épuisement des ressources naturelles ; il est vraisemblable que le scénario de la pandémie actuelle en soit une autre manifestation puisque celui-ci est très probablement lié aux pratiques d’exploitation et de production capitalistes, que le Mouvement des femmes autochtones pour le bien-vivre définit au moyen du concept de terricide[2]. Dans cette dimension, nous incluons l’avènement de ce qu’on appelle la sixième extinction massive des espèces. Tout cela est provoqué par l’impact sans cesse croissant de l’activité anthropique.
Dimension énergétique
Dans l’actuel contexte du changement climatique, il est indispensable de décarboner l’économie et donc d’adopter une autre modèle énergétique basé sur le remplacement des combustibles fossiles et sur la réduction de la consommation, surtout dans les pays du Nord et dans les économies qui émettent le plus de gaz à effet de serre. Même en appliquant les politiques les plus optimistes de remplacement du pétrole par les « biocarburants » et les énergies alternatives que proposent les agences internationales, il est devenu impossible de poursuivre la croissance économique et les schémas de consommation des dernières décennies.
Crise du soin
Ces métiers, qu’ils soient ou non rémunérés, ont été invisibilisés par l’économie traditionnelle, mais aussi par l’économie critique ou hétérodoxe. Face à cela, ce qu’on appelle aujourd’hui « l’économie du soin » a mis en lumière le rôle que le travail du soin joue dans la reproduction même du système capitaliste. Cette invisibilisation se reflète dans la division genrée du travail, qui attribue aux hommes un travail rémunéré, visible et associé à la sphère publique, et aux femmes un travail de soin gratuit, invisible et associé à la sphère privée. Par ailleurs, elle établit une hiérarchie dans laquelle le travail rémunéré est considéré comme plus important que le travail du soin. Et pourtant, sans la sphère privée, la sphère publique ne pourrait exister, puisque le travail du soin constitue la base matérielle de la reproduction de la société.
Quelles sont les causes de la crise ?
Nul ne peut contester l’existence ni la prépondérance du patriarcat, du colonialisme et du capitalisme, qui agissent de concert et conditionnent non seulement la relation entre les genres (invisibilisation et subordination des femmes aux hommes), mais aussi la relation avec la nature même, devenue un simple espace de profit, au même titre que les rapports de travail et de production dans des conditions d’exploitation. De même, certaines ethnies et populations sont subordonnées aux intérêts du grand capital et peuvent être définies comme des objets de bénéfice, mis à son service de l’époque coloniale à nos jours.
En réponse à ce modèle androcentrique et anthropocentrique, de multiples réponses et alternatives ont émergé depuis des décennies. Entre autres l’écoféminisme, qui dans certaines régions du Sud de la planète est également proposé comme anticolonial et donc non ethnocentrique, modèle dans lequel certains groupes ethniques considérés comme faisant partie des « modernes ou développés » sont placés en position de domination sur d’autres considérés comme « en voie de développement ». Les survivances du colonialisme ont donné lieu au racisme et à la subordination d’habitants du Sud de la planète, phénomène appelé par certain.e.s auteur.trice.s Abya Yala[3], la colonialidad del ser (« Abya Yala, la colonialité de l’être »)[4], parce qu’on impose à ces personnes le non-être afin que les autres puissent bénéficier de l’être. Ces « autres vies » se déroulent sur la face cachée de l’être. Par ailleurs, cette colonisation a permis de s’emparer des territoires et des biens communs et naturels (« colonisation de la nature[5] ») des populations premières, et de nos jours encore, de ceux des paysans, des populations indigènes et rurales et des afrodescendants, les appauvrissant et allant même jusqu’à les dépouiller du minimum dont ils ont besoin pour survivre.
Qu’est-ce que l’écoféminisme ?
L’écoféminisme est un courant de pensée et un mouvement social qui explore les rencontres et les synergies possibles entre l’écologie et le féminisme. Sur la base de ce dialogue, il vise à partager et à renforcer les discours et les luttes. Divers écoféminismes ont émergé en fonction des contextes géographiques et culturels.
Il s’agit d’une philosophie et d’une pratique qui affirment que le modèle économique et culturel occidental s’est développé en tournant le dos aux fondements matériels et relationnels de la vie, et qu’il a été constitué et se maintient par la colonisation des femmes, des peuples « étrangers » ainsi que de leurs terres, et de la nature[6].
Par conséquent, l’écoféminisme prône un changement du modèle social qui respecte les fondements matériels de la vie. Il repose également sur une idée fondamentale, à savoir que nos vies sont écodépendantes et interdépendantes[7].
L’écoféminisme n’est rien d’autre que le fait de mettre la vie au centre de l’organisation politique et de la production. L’un des concepts de base de l’écoféminisme consiste à mettre en évidence le conflit entre le capital et la vie.
Le projet économique, politique, culturel et social qui se développe en Occident met au centre l’économie et place l’accumulation de biens et de capitaux au-dessus de tout autre principe, y compris la vie, le corps et la nature, qui sont considérés comme un moyen au service de cette fin qu’est l’accumulation. C’est ainsi que certaines vies deviennent superflues et sans valeur parce que, aux termes de ce système de valeurs, elles ne créent pas de bénéfice et qu’il est donc plus rentable de les détruire que de les maintenir ; c’est ainsi qu’il y a des vies qui méritent qu’on les pleure et d’autres qui ne le méritent pas, comme celles des migrants du Sud, qui au contraire ne représentent qu’un problème – ces personnes qui fuient les guerres et la misère et finissent dans la fosse commune qu’est devenue la mer Méditerranée.
Le système capitaliste est organisé suivant une logique d’accumulation du capital et des bénéfices plutôt que de satisfaction des besoins de l’ensemble de la population. Ainsi, elle profite à quelques-uns au détriment de la majorité grâce à un ensemble de structures sociales, économiques et politiques qui mettent la vie au service du capital, augmentent les inégalités sociales et menacent la survie même de l’être humain sur la planète. Basé sur le patriarcat et le colonialisme, ce système fait usage du travail non rémunéré des femmes ainsi que du pillage de la nature.
Propositions et solutions
Au cours des dernières décennies, l’écoféminisme a interagi avec d’autres propositions relatives à la prise de conscience de la fragilité de la vie, ainsi que des limites biophysiques de la planète, et à la transition vers un système économique équitable et durable, au cours de laquelle il serait possible de modifier les subjectivités. Par exemple, on pourrait y parvenir grâce à l’économie féministe, en tenant compte des réflexions de celle-ci et en œuvrant sur la base de son analyse du travail et de la durabilité de la vie.
En outre, il interagit avec d’autres courants qui placent au centre de leurs débats une vie qui vaut la peine d’être vécue, par exemple le « bien-vivre ». Cette philosophie consiste à penser non seulement en termes de revenu par habitant, mais aussi en termes d’identité culturelle, de communauté et d’harmonie entre les personnes et avec notre mère la Terre.
Le « bien-vivre » est un système qui dépasse le capitalisme, mais met aussi en échec certains préceptes classiques de la gauche qui, dans un esprit développementaliste, a jadis proposé la domination de la nature par les êtres humains.
D’autre part, la portée de l’idée du bien-vivre est indissociable de son inclusion dans les textes constitutionnels de l’Equateur (2008) et de la Bolivie (2009).
Il est reconnu que, dans de nombreux pays du Sud, les femmes jouent depuis plusieurs décennies un rôle plus important dans les luttes sociales et dans les processus d’auto-organisation collective. C’est ce qu’on appelle le « processus de féminisation des luttes », qui concerne surtout les femmes des classes populaires, mais aussi celles des classes moyennes.
L’écoféminisme holistique tel qu’il est défini dans Abya Yala se nourrit des courants profonds et puissants des cosmologies anciennes et de leurs spiritualités, présentes sous de nombreuses formes, qui proviennent de cultures qui ont existé et continuent d’exister.
Les luttes : Ecoféminisme, décolonialisme et extractivisme
L’extractivisme qui règne dans les régions méridionales du monde apporte avec lui une série d’impacts économiques, sociaux, politiques, environnementaux et culturels. Néanmoins, l’un des arguments avancés en sa faveur est qu’il apporte des bienfaits aux économies locales, qu’il « développe », bien que dans la plupart des cas ce type d’impact soit minime.
Nous le savons, la majorité des entreprises extractives sont transnationales et s’associent parfois à des sociétés publiques. On peut citer de nombreux cas situés dans ces territoires où, par différents moyens, les actes de ces entreprises ont abouti au pillage de minéraux, de matières premières ou de produits agro-industriels.
Il convient notamment de souligner la manière dont les pratiques extractives affectent les femmes dans ces régions. Bien que nombre d’entre elles aient pris la tête des luttes pour le territoire et l’environnement, elles ne sont pas toujours visibles. En outre, on peut constater les effets des activités extractives sur les relations entre les sexes et sur la vie des femmes.
La raisons de cette plus grande implication des femmes réside dans le fait qu’elles sont responsables du maintien de la vie dans ces communautés, parce que, par exemple, elles fournissent des aliments à leurs familles et leur prodiguent des soins, et qu’elles sont donc appelées à souffrir directement du manque d’accès aux biens naturels qui leur sont pris par ces entreprises, avec pour conséquence la perte de leur souveraineté alimentaire. De même, la pollution de l’air et de l’eau entraîne une plus grande incidence des maladies et augmente le temps qu’elles consacrent aux soins.
D’autre part, en raison de la forte articulation patriarcale de ces entreprises, l’apparition de ces mégaprojets est directement liée à la violence et aux agressions sexuelles contre les femmes autochtones pauvres et impose un retour aux rôles patriarcaux qui relègue les femmes dans l’espace domestique[8].
À chaque cycle de dépossession capitaliste, la violence à l’encontre des femmes se multiplie. Dans tout Abya Yala et dans le Sud en général, des mouvements de femmes se sont créés au cours des dernières décennies qui remettent en question cette logique extractiviste. Face à la désagrégation des mouvements sociaux historiques, ces mouvements ont su progresser.
Ecoféminismes ruraux
Les femmes pour la souveraineté alimentaire
Par leur expérience et leur sagesse, les paysannes contribuent à faire progresser l’écoféminisme. La souveraineté alimentaire peut se nourrir de ce courant féministe pour devenir une proposition émancipatrice de transformation sociale, basée sur l’égalité mais aussi sur l’universalisation de vertus et d’attitudes traditionnellement considérées comme féminines et qui affirment leur plus grande durabilité.
Les femmes des organisations autochtones
Aujourd’hui, et ce sans aucun doute, les femmes des organisations autochtones, des mouvements socio-environnementaux et des ONG environnementales tiennent une place centrale dans la défense des territoires, de la nature qui leur est associée, de leurs cultures et des pratiques durables. Par autochtones, nous entendons également les peuples africains ou d’origine africaine et les autres groupes ethniques qui vivent en communauté et dont la vision du monde intègre leur activité dans les environnements où ils vivent, développant leurs moyens de subsistance et leurs relations avec les autres êtres vivants.
« Les graines sont la vie, et la vie, c’est la liberté[9] »
Depuis l’Inde, Vandana Shiva est devenue une force motrice de l’opposition aux aliments OGM (organismes génétiquement modifiés) et de la défense des biens naturels. Sa lutte pour la défense des semences indigènes et des peuples autochtones l’a amenée à affronter des ennemis redoutables, principalement les multinationales Bayer et Monsanto. Partout dans le monde, Vandana est une référence de l’activisme écoféministe. Elle a exposé ses postulats dans une série de livres et de conférences contre le modèle actuel d’exploitation agricole et d’élevage, qu’elle décrit comme « destructeur du point de vue écologique et inefficace du point de vue nutritionnel ». Par ailleurs, elle les met en pratique dans son Inde natale, en s’appuyant sur des collectifs composés principalement de femmes.
Les projets défendus par Vandana répondent à des critères éco-féministes essentiels :
- Durabilité : mise en œuvre d’une production agricole écologique, sans utilisation de poisons tels que les pesticides de synthèse, les engrais chimiques et les herbicides tels que le glyphosate ; récupération des semences indigènes (en se débarrassant des semences génétiquement modifiées), plus résilientes, qui permettent aussi aux communautés d’accéder à la souveraineté alimentaire. Les collectifs mettent également en place des systèmes de production qui ne sont pas basés sur la monoculture mais optent plutôt pour la diversification et l’utilisation de variétés qui se sont avérées plus résistantes.
- Équité : celle-ci est obtenue en donnant aux femmes la possibilité de travailler dans des conditions d’égalité et d’autonomie et d’accomplir un travail digne et valorisant dans une société où elles sont subordonnées aux hommes dans tous les domaines.
- La démocratisation des biens communs tels que la terre ainsi que la production de cultures nécessaires à une alimentation équilibrée et saine et non soumises aux exigences des multinationales agro-industrielles.
- Justice sociale : obtention d’un un revenu digne pour les femmes qui travaillent la terre et qui exercent des activités liées à celle-ci, afin qu’elles soient valorisées sur les plans économique et social.
- Autosuffisance : grâce à des mécanismes d’échange ou de commerce entre les communautés, il est possible de mettre en place des communautés autosuffisantes qui ne sont pas obligées de recourir à la consommation de produits qui ont été commercialisés ou transformés par des multinationales agroalimentaires.
- Indépendance par rapport à un système bancaire qui spécule et opprime par ses mécanismes d’accumulation les populations qui ont besoin de prêts. Grâce à un soutien mutuel, il a été possible de mettre en place un réseau qui soutient économiquement les travailleuses et les communautés qui se consacrent au travail de la terre et aux autres activités dont elles ont besoin.
En Europe
Des expériences sont également réalisées dans des pays tels que l’Espagne et d’autres pays européens, ainsi qu’aux États-Unis, sous la forme de projets communautaires qui refusent la monétarisation et la consommation sans limites. Il s’agit d’ « écovillages » et de communautés autonomes qui disposent de moyens propres de production d’énergie verte et de bâtiments bioclimatiques qui réduisent considérablement la consommation de combustibles fossiles.
Un exemple emblématique de ces propositions est l’écovillage de Cloughjordan[10] en Irlande, qui modélise la transition vers une société sobre en carbone.
Les écoféminismes en tant qu’alternatives
La crise actuelle, économique, sociale, écologique, alimentaire et du soin, qui, ainsi que nous l’avons dit, est la conséquence d’un modèle qui ne tient aucun compte de la durabilité de la vie humaine et de la nature, est néanmoins porteuse d’un grand espoir : elle peut nous faire prendre conscience que tout doit changer. Un tel changement implique la prise en compte de propositions telles que la souveraineté alimentaire et l’écoféminisme afin qu’un autre monde devienne possible.
Ce n’est qu’en intégrant l’écoféminisme dans nos discours et nos pratiques que nous pourrons faire progresser la construction d’un modèle de production, de distribution et de consommation qui tienne compte de la durabilité de la vie et qui place toute vie, humaine ou autre, au centre de l’organisation économique et sociale. Les écoféminismes sont synonymes de reconnaissance, de respect et de diversité sous toutes leurs formes.
Traduction : Rowan Farr Linguanet sprl