#19

Syndicats / Partis

Entre indépendance et luttes communes

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Coordination : Marie-Claire Cailletaud et Baptiste Giraud
Chargé d’édition : Anthony De Almeida

ÉDITO

Le premier quart du XXIe siècle s’achève par une recomposition du capitalisme dans le monde. Pour se perpétuer et continuer à accumuler des profits, le patronat a besoin de restreindre la démocratie. Aussi les grands patrons aux fortunes insensées opèrent-ils un rapprochement avec les gouvernements et mouvements d’extrême droite. Ils investissent la bataille idéologique à la fois via les médias – qu’ils rachètent et dont ils modèlent le contenu pour scléroser la pensée politique – mais aussi par un certain type de management dans les entreprises, visant à renforcer la concurrence entre toutes et tous pour disloquer le tissu social. Le patronat ouvre ainsi grande la fenêtre d’Overton pour obtenir des débouchés nouveaux et permettre au capitalisme de dépasser ses contradictions d’épuisement de l’humain et de la nature.

La gauche et le syndicalisme sont depuis la fin du XIXe siècle les deux piliers de la défense des droits humains et sociaux ainsi que des valeurs de justice sociale, de liberté, d’égalité et de fraternité. Or, depuis les conquis de 1981-1982, les rapports de forces sociaux n’ont pu empêcher les reculs sociaux, la casse des services publics ainsi que l’évolution négative de l’aménagement territorial.

Quels qu’ils soient, les gouvernements qui se succèdent depuis 1981 ont le même maître mot : « la réforme ». Leur politique se traduit toujours par la réduction de la part du travail dans le partage des richesses créées. L’industrie française est délocalisée, le travail qualifié est déclassé, les services publics – notamment l’école et la santé – sont considérés comme trop coûteux. Les transports collectifs publics sont délaissés au profit des moyens de transport privés comme la voiture ou le camion, permettant ainsi de passer d’une économie des stocks à une économie de flux, plus « agile » pour le marché. L’énergie est privatisée et placée dans un modèle spéculatif, payé par tous. Bref, depuis l’avènement du néo-libéralisme, ni le syndicalisme ni l’action politique n’ont pu stopper le rouleau compresseur et inverser la tendance en faveur du progrès social et de la Paix.

Pourtant, les travailleurs et leurs organisations syndicales ont alerté et se sont mobilisés contre ces offensives néolibérales. Les partis politiques progressistes s’engagent également sur ces sujets. Mais force est de constater que les luttes syndicales sont souvent peu prises en compte par l’État et que les partis politiques – si l’on en croit les taux d’abstention – sont grandement discrédités. L’extrême droite parvient à capter une bonne partie du mécontentement populaire et de plus en plus d’ouvriers et d’employés se tournent vers elle.

Face à ces bouleversements, quels rôles doivent jouer syndicats et partis ? Quel est l’état de leurs relations, qui depuis deux siècles oscillent entre symbiose et cheminement distinct ? Dans la situation actuelle, quels sont les défis des organisations politiques et syndicales pour peser dans leur domaine respectif et pour mener des luttes communes ?

En donnant la parole aux acteurs politiques, syndicaux et universitaires, ce numéro de Silomag propose de penser cette relation entre syndicats et partis en la resituant dans le temps long et en interrogeant :

  •  Le rapport historique des syndicats et des partis politiques.
  •  Les enjeux sociaux et politiques du syndicalisme, en France et à travers le monde.
  • Le point de vue des militants syndicalistes sur la relation syndicats/partis, entre impératif d’autonomie et nécessité de rapprochement pour mener des luttes communes.
  • Les exemples récents de luttes sociales impliquant syndicats et forces politiques.
  • Les défis et perspectives d’évolution de la relation entre syndicats et partis.

Bonne découverte de ce dossier ! Et restez connecté, de nouveaux articles sont à paraître à la rentrée 2025 !

Marie-Christine Nadeau et Marie-Claire Cailletaud,
respectivement membre du Conseil d’administration et Vice-présidente de la Fondation Gabriel Péri 

Repères

L'histoire politique du syndicalisme français

Amiens, rue Rigollot, plaque commémorative de l'adoption de la charte d'Amiens, le 13 octobre 1906.jpg
À propos de la charte d’Amiens

Si, depuis la naissance du syndicalisme, la question des rapports de la CGT aux partis politiques est posée, le « congrès national du travail » qui se déroule à Amiens en 1906 s’impose comme un moment important pour préciser (ou repréciser) la nature de ces relations. La Charte d’Amiens qui en découle proclame la spécificité et l’autonomie du syndicalisme et de ses organisations par rapport aux partis politiques, à l’État et au patronat. David Chaurand nous rappelle les différentes positions en présence lors de ce Congrès et nous propose une brève histoire des entorses à cette charte face aux enjeux des époques et aux réalités évolutives.

Communisme et syndicalisme… et vice versa

Sur la longue durée, la question des relations entre communisme et syndicalisme renvoie en priorité à celles entre le PCF et la CGT et, pour les années 1922-1935, celles de la scission de l’entre-deux-guerres, avec la CGTU. Elle soulève des problématiques qui traversent le XXe siècle. Dans cet article, Stéphane Sirot dépasse les notions de courroie de transmission et de subordination qui masquent les multiples dimensions de ces relations pour mettre en évidence l’écosystème existant et mouvant entre PCF-CGTU-CGT. 

Du côté des syndicats ; d’un programme à l’autre

Programmer le cours de la révolution à venir ou forger des revendications mobilisatrices sur le terrain ? Soutenir les programmes des partis de gauche ou faire des propositions autonomes ? Travailler en accord étroit avec les partis et s’autolimiter ou affirmer des identités spécifiques et ne pas se sentir engagé par les programmes des partis ? Voici quelques-unes des questions qui se sont posées au mouvement syndical depuis plus d’un siècle. Michel Pigenet nous propose une histoire du partage évolutif des tâches entre syndicats et partis.

L’arme syndicale de la lutte politique. Le cas communiste

À rebours d’une tradition française d’indépendance syndicale, l’émergence du mouvement communiste en France, au sortir de la Première Guerre mondiale, remet en cause la division du travail militant entre parti et syndicat. L’objectif est de diffuser une culture syndicale dans les rangs du parti et de promouvoir des dirigeants ouvriers. Julian Mischi revient sur cette histoire riche de leçons sur l’intérêt et la difficulté à articuler engagement syndical et combat politique. Face à une gauche qui peine à mobiliser l’électorat populaire, ce défi est toujours d’actualité.

Syndicalisme et apolitisme

Le syndicalisme dispose-t-il de la possibilité de se tenir à l’écart de la lutte pour le pouvoir ? Sous peine de se désarmer et de se rendre impuissant, il est placé devant l’obligation d’intervenir en évaluant ce que le pouvoir accomplit et en formulant des propositions. Ainsi, si l’« apolitisme syndical » revient de manière récurrente, une approche critique de l’histoire incline à le considérer comme un leurre. René Mouriaux aborde la question « sensible » des rapports du syndicalisme avec les titulaires du pouvoir d’État, en particulier avec les partis politiques et s’interroge sur les principaux facteurs de l’apolitisme syndical en France ainsi que sur sa spécificité par rapport à ses voisins européens et au syndicalisme états-unien.

Actualité du débat

Les recompositions des relations entre champ syndical et politique

La (dé)politisation des stratégies de la grève

De la grève générale révolutionnaire à la grève d’entreprise défensive, le syndicalisme français a vu son rapport à la lutte et au politique profondément se transformer. Dans cet article, Baptiste Giraud revient sur la dépolitisation progressive des stratégies syndicales, conséquence des mutations du travail et des politiques patronales, de l’atomisation des collectifs de travail et de la grande précarité de la condition salariale. Celle-ci s’est aussi nourrie de l’autonomisation vis-à-vis des partis et de l’évolution du profil des militants.  Ces dynamiques redéfinissent l’usage de la grève et la capacité des syndicats à incarner une force de transformation sociale.

La démocratie sociale entre crise du politique et nouveaux enjeux capitalistes

L’approfondissement de la crise démocratique dont témoigne la gestion de la réforme des retraites par les gouvernements successifs sourds aux revendications du mouvement social s’explique par la crise multiforme du politique, la fragilité de la démocratie sociale et l’affaiblissement du syndicalisme. Or, comme Guy Groux le démontre dans cet article, les mutations du capitalisme liées à la révolution numérique et à la transition écologique dont les effets sur le travail, l’emploi et l’entreprise sont massifs, posent de façon pressante l’enjeu de la revitalisation de la démocratie sociale et de ses agents les syndicats.

Entre luttes sociales et horizon anticolonial: la «politique des syndicats» en Guadeloupe et en Martinique

En Guadeloupe et en Martinique, les syndicats endossent une fonction politique de premier plan. Dans cet article, Pierre Odin explique comment ils sont à la croisée de plusieurs mondes : ceux du salariat, de la contestation politique, des luttes anticolonialistes et des revendications identitaires. Loin d’être une anomalie, cette configuration traduit une histoire spécifique, marquée par la colonisation, les luttes ouvrières et une quête d’émancipation toujours vivace dans un contexte où les hiérarchies sociales restent fortement racialisées.

Comment repenser les relations entre syndicats et partis ?

Entretiens croisés de responsables syndicaux et politiques*

«Être dans un syndicat, encore plus à la CGT, façonne politiquement»

Thomas Vacheron, secrétaire confédéral de la CGT, revient sur le rôle du syndicat comme contre-pouvoir indépendant au service des travailleurs dans l’entreprise, et comme outil de défense de leurs intérêts, de construction du collectif et de solidarités concrètes. Cherchant à rassembler au-delà des clivages partisans, le syndicat constitue également un rempart contre l’extrême droite, pouvant appeler à l’unité comme la CGT l’a fait lors des législatives de 2024 en soutenant le programme du Nouveau Front populaire qui offrait en outre des débouchés politiques aux luttes menées notamment contre la réforme des retraites.

«Les forces politiques doivent intégrer les exigences du monde du travail»

Caroline Chevé, secrétaire générale de la FSU, rappelle que syndicats et partis politiques n’ont ni les mêmes fonctions ni la même temporalité et que le syndicalisme ne doit pas être la courroie de transmission d’un projet politique élaboré en dehors du monde du travail, mais un espace d’élaboration collective par et pour les salarié·es. Elle défend un syndicalisme de transformation sociale, féministe et engagé dans la lutte contre l’extrême droite. Elle énumère un certain nombre de revendications syndicales qui devraient être prises en compte dans le cadre d’une alliance des partis politiques progressistes, de type « front populaire ». 

«Les syndicats doivent prendre en charge la dimension politique de leurs discours»

François Hommeril, président de la CFE-CGC réaffirme la nécessité de l’indépendance des syndicats vis-à-vis des partis politiques. Il dénonce la déconnexion ainsi que l’incompétence des responsables politiques et des élites économiques. Il considère le gouvernement comme son principal interlocuteur et demande à ce dernier de mettre en place les conditions du paritarisme, c’est-à-dire de l’équilibre des forces sociales entre représentants du patronat et représentants des salariés. Il invite à élever le niveau des débats pour défendre les conquis sociaux du programme du Conseil National de la Résistance.

«L’avenir est dans le lien, dans le respect de chacun, entre politique, syndicat et mouvement social et associatif»

Face au capitalisme destructeur et à la crise démocratique, Fabien Roussel plaide pour une coopération entre syndicats et partis politiques, sans subordination ni cloisonnement, qui invente des passerelles durables, respectueuses de l’indépendance de chacun. L’enjeu est de construire un rassemblement fondé sur une conscience de classe déjouant les tentatives de division permettant de régénérer la démocratie sociale à partir des citoyens, des territoires et du monde du travail. Ceci dans l’objectif de contraindre les entreprises à prioriser l’intérêt des travailleurs et de la nation.

«Le mouvement syndical a besoin d’une gauche de rupture, seule à même de redonner des droits et libertés syndicales»

Partis et syndicats ont un horizon commun, celui de la reconquête du pouvoir, dans les entreprises, dans l’État, dans la cité, pour une transformation démocratique, sociale et écologique. Pour Aurélie Trouvé, cela demande un travail constant respectueux de l’indépendance de chacun et à l’écoute des autres formes de lutte contre les rapports de domination du capitalisme qui ne résument plus au conflit capital travail. Ces convergences entre mouvement social et politique permettront à une gauche de rupture d’accéder au pouvoir. 

Ouvrir des perspectives

Des démarches complémentaires, des principes à respecter

Comment repenser l’articulation du rôle des partis et des syndicats dans la construction d’une alternative au capitalisme ? Selon Alain Obadia, il faut comprendre et respecter le rôle de chacun, afin d’envisager les relations syndicats/partis en termes de complémentarité. Les syndicats doivent obtenir des pouvoirs accrus au sein des entreprises, et les partis doivent s’engager en faveur du développement d’une véritable démocratie sociale.

Les rapports syndicats-partis politiques : du «dialogue constructif» à la nouvelle démocratie sociale

Selon Jean-Christophe Le Duigou, le syndicalisme ne doit pas s’affirmer, en lui-même, comme un contre-pouvoir, mais agir pour que les salariés s’emparent des pouvoirs dans le champ social et économique. Il revient dans cet article sur les enjeux du renouvellement du syndicalisme et aborde les liens à tisser avec les partis politiques ainsi que la future démocratie sociale à imaginer. 

Politiser l’entreprise : l’éternel enjeu de classe

Comment (re)politiser l’entreprise ? Dans cet article, Aymeric Seassau rappelle que le lieu de travail est un lieu décisif de pouvoir, de politisation et de lutte des classes. Selon lui, il faut mettre fin à l’abandon de l’entreprise par la gauche et prendre résolument le parti  du travail, afin d’engager la révolution des rapports de production.

Vues d'ailleurs

Regards comparés sur les relations syndicats/partis

Focus

L'articulation de l'action syndicale et politique dans les luttes

Pour une appropriation politique du «travail vivant»: l’exemple de Renault

Depuis 40 ans, les mutations du capitalisme dans l’entreprise ont désorganisé les collectifs de travail, affaibli le syndicalisme et éloigné les partis politiques, notamment de gauche, du monde ouvrier. Dans cet article, Fabien Gâche explique comment au sein de Renault, l’ingénierie managériale a instauré une domination idéologique du marché et de la concurrence, isolant les salariés et réduisant leur pouvoir d’action. Face à cette dépolitisation, l’auteur appelle à reconstruire des liens entre syndicalisme et politique pour réinvestir le travail comme espace démocratique.

Quelle jonction entre les luttes syndicales et politiques? Le cas des MBF Aluminium à Saint-Claude (Jura) 

Que faire pour lutter efficacement contre la désindustrialisation et pour sauver les centaines de milliers d’emplois menacés en France ? L’économiste Evelyne Ternant, candidate NFP dans le Jura aux dernières élections législatives de 2024, a suivi de près la lutte des salariés de la fonderie MBF contre la fermeture de leur usine de Saint-Claude (actée en 2021). Elle dresse le bilan de cette forte mobilisation, organisée par les syndicats et appuyée par certains partis politiques.

Quel engagement pour la ligne ferroviaire Paris–Orléans–Limoges–Toulouse?

Jean-Claude Sandrier, ancien député et président de l’association “Urgence Ligne Paris-Orléans-Limoges-Toulouse”, revient sur la mobilisation citoyenne autour de la défense de cet axe ferroviaire central pour l’irrigation des territoires. Il explique comment l’association qu’il préside a su fédérer une grande diversité de personnes et d’acteurs associatifs, syndicaux et politiques.

Quels rapports syndicats/partis construire pour défendre une agriculture familiale et émancipatrice?

Agriculteur, vice-président du Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF) et militant au Parti communiste français (PCF), Olivier Morin revient sur les enjeux des rapports syndicats/partis dans le monde agricole ainsi que sur les initiatives communes passées et à imaginer.

Renouvellement des concessions hydroélectriques : entre mobilisation syndicale, alliances politiques et accompagnement libéral

Le renouvellement des concessions hydroélectriques en France est devenu un enjeu majeur mêlant économie, écologie et politique. Alors que l’Union européenne pousse la France à ouvrir ce secteur à la concurrence, syndicats et partis politiques, principalement à gauche, se mobilisent pour défendre une gestion publique. Dans ce contexte et comme l’explique Dominique Pani dans cet article, une alliance politico-syndicale s’est formée pour défendre une vision cohérente du service public dans la transition énergétique.

Syndicalisme étudiant: face à la crise structurelle et politique, quelles réponses de l’Union des étudiantes et étudiants Communistes (UEC)?

L’Union des étudiants communistes n’est pas un syndicat étudiant. Elle n’en est pas moins une organisation profondément attachée à la défense des droits des étudiants et au renforcement des structures de mobilisation dans le monde universitaire. Le rapport au syndicalisme étudiant n’est donc pas neutre : il est à la fois critique et porteur d’une volonté de reconstruction. Camille Mongin livre ici une analyse politique du moment que traversent les syndicats étudiants, afin de proposer quelques éléments de réflexion sur ce que signifie aujourd’hui défendre les intérêts matériels des étudiants dans l’enseignement supérieur.

* Ont également été contactés pour répondre à cet entretien croisé: la Confédération française démocratique du travail (CFDT), Force ouvrière (FO), Solidaires, l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA), le Parti socialiste (PS) et Les Écologistes.