Contrairement aux idées reçues, l’allongement de l’espérance de vie n’a pas engendré un vieillissement de la population, mais un léger « rajeunissement » tout simplement parce que l’on devient « vieux » plus tard et non plus longtemps. En effet, Christian Heslon nous enseigne qu’à chaque fois que la vie s’allonge, ce n’est pas de la vieillesse qui s’ajoute à la vieillesse, mais de nouveaux âges de la vie qui apparaissent. Il en décompte sept et nous invite à inventer un nouveau rythme prenant en compte les enjeux intergénérationnels et permettant à chacun de trouver simultanément place et utilité sociale à chaque âge de sa vie.
Non, les populations française et européenne ne « vieillissent » pas, même si leur âge moyen s’élève. Oui, la Loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement du 28 décembre 2015 prend acte de la longévité accrue de ces populations chanceuses que sont celles des pays de l’OCDE, dont les espérances de vie à la naissance, aux alentours de 80 ans, dépassent de presque 20 ans celle des malgaches, et presque 30 ans celle des habitants de la Côte d’Ivoire. Cependant, non, les enjeux ne sont pas seulement – ni même principalement – de prévenir la dépendance, de prolonger l’autonomie, de soutenir les aidants familiaux, de développer les plateformes de service, d’offrir des modes d’accompagnement et de soin alternatifs à l’EHPAD, de prévenir l’isolement comme le proposait le dispositif MONALISA (MObilisation contre L’ISolement des Âgés). Oui il faut s’en préoccuper, mais à partir d’une analyse tout autre. Oui, la proportion des plus de 60 ans, de 75 ans et de 85 ans ne cesse d’augmenter en France et dans les pays développés. Mais non, ils ne constituent pas un « vieillissement de la population ». Tout simplement parce que, dans ces pays, on devient « vieux » plus tard et non pas plus longtemps…
Un rajeunissement démographique!
Là où, voici un siècle, on n’avait plus que quelques années de vie devant soi à 50 ou 60 ans, on peut maintenant espérer vivre encore 30 ou 40 ans, surtout si l’on est une femme ! Là où l’on subissait, jusqu’au milieu du siècle dernier, un corps usé, malade, souffrant dès 60 ans, on était aussi à ce même âge aussi fréquemment veuf que veuve. On était souvent toléré non pas chez soi, mais dans la maison que l’on avait léguée à des enfants souvent pressés que l’on parte. Alors qu’aujourd’hui, on est à 60 ans généralement actif, en pleine forme, curieux de la vie, du désir et du monde, pleinement maître de son existence tant matérielle qu’affective, prêt à de nouveaux départs, capable de consommer, d’être élu, de prendre des responsabilités citoyennes et sociales. Là où l’on mourait hier encore à la tâche dès 50 ou 55 ans, sans profiter de quelque retraite que ce soit, ce sont maintenant deux à trois, voire quatre, décennies de retraite qui nous attendent, parfois plus nombreuses que celles consacrées au travail !
Autrement dit, quand l’espérance de vie s’allonge, ce n’est pas que la population vieillit. Ce n’est pas de la vieillesse qui s’ajoute à la vieillesse, comme le sous-entendent les expressions erronées de « quatrième » ou « cinquième » âge. C’est au contraire que la vieillesse recule. Si l’on compare la proportion des plus de 60 ans en France en 1900 (12,7 %) contre leur proportion en 2020 (26,2 %), on constate qu’elle a plus que doublé en à peine plus d’un siècle[1]. C’est cependant un raccourci qu’en déduire que les « personnes âgées » ont doublé en nombre et que, conséquemment, la population vieillit. En effet, si l’on était en 1900 très « âgé » à 60 ans en termes d’espérance de vie restante, d’état de santé général, d’autonomie et de liberté d’agir, c’est aujourd’hui vers 75 ou 80 ans que l’on se retrouve dans une situation comparable aux plus de 60 ans des années 1900. Il convient donc de comparer la proportion des plus de 60 ans en 1900 (presque 13 %) aux plus de 75 ans qui, en 2020, représenteront à peine 10 % de la population ! Soit non pas une augmentation, mais bien une diminution du nombre de vieilles et de vieux dans la population française. Soit encore, non pas un vieillissement de la population, mais bien un léger « rajeunissement » !
Une société à quatre ou cinq générations
Cette bonne nouvelle, généralement incomprise ou oubliée – car toute une silver économie dépend aussi de ce diagnostic falsifié de « vieillissement de la population » – n’empêche néanmoins pas que de réels enjeux sociétaux, économiques, politiques et psychiques découlent de l’allongement de nos espérances de vie. Ils peuvent tous être ramenés à l’urgence d’inventer une société à quatre ou cinq générations. L’idée m’en apparût lorsque l’un des auditeurs d’une de mes conférences dit à l’assemblée : « Figurez-vous : mon petit-fils vient d’être grand-père ! ». Cette phrase donne l’ampleur du phénomène et nous saisit de vertige. Nous ne sommes en effet pas psychiquement préparés à envisager que les petits-enfants soient grands-parents du vivant de leurs propres grands-parents. Cette situation reste certes exceptionnelle. Mais les familles à quatre générations ne sont plus rares, même si maintenant elles coexistent, là où, autrefois, elles cohabitaient tant bien que mal, à l’époque où nos sociétés se composaient au mieux de trois générations contemporaines les unes des autres. Ce rythme des trois générations était celui de la succession, les plus anciens transmettant leurs biens et leur expérience aux plus jeunes. Le nouveau rythme que nous avons à inventer, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, est celui d’enjeux intergénérationnels inédits, et de nouvelles places mutuelles à trouver pour chacun de nos âges de la vie, à commencer, puisque c’est le thème de ce dossier, par celui de nos vieillesses. Celles-ci se répartissent me semble-t-il entre quatre figures essentielles : celle de « l’ancien », dont l’expérience vaut expertise ; celle de « l’ancêtre », qui fait le pont entre les vivants et les morts ; celle de « l’aïeul », qui pèse sur les générations de ses descendants ; celle de « l’aîné », enfin, dont l’appellation même traduit nos aspirations à la fraternité intergénérationnelle – quand bien même les rivalités entre générations déçoivent parfois cette louable ambition[2]…
Répartir tout au long de la vie l’école, le travail et la retraite
Mais il s’agit de penser non seulement nos vieillesses comme un âge à part. Car les âges de la vie se répondent et se succèdent, certes, tout en devant également trouver de nouvelles modalités de coexistence. Or, nos institutions et nos mentalités restent calées sur trois temps de la vie : celui de l’école et de la formation initiale (enfance et adolescence), celui du travail (vie adulte) et celui de la retraite (séniorité puis vieillesse). Pourtant, le travail se raréfie, pour deux raisons : l’automatisation qui va aller croissante dans les prochaines décennies avec l’Intelligence Artificielle d’une part, d’autre part l’importance moindre que prend le temps de travail dans le temps total de vie éveillée[3]. Or tout semble encore tourner autour de la « planète-travail » : se former pour travailler, avoir suffisamment travaillé avant de prendre sa retraite…
Il devrait pourtant aller de soi que l’allongement de la vie déplace en profondeur les choses : formation tout au long de la vie, périodes de travail et périodes de transition entre différentes activités rémunérées ou non également tout au long de la vie, et périodes de « répit » à d’autres âges qu’à la soixantaine passée. La société à quatre ou cinq générations qui est désormais la nôtre impose de réorganiser les étapes de l’existence, en accentuant la formation tout au long de la vie et en réduisant la formation initiale (qui s’est jusqu’à présent allongée de manière exponentielle, car l’on ne sait guère qu’étirer les temps de vie familiers depuis l’ère industrielle), en répartissant l’activité source de rémunération (et non seulement l’emploi ou le travail) entre 16 ou 18 ans et jusqu’à 75 ans ou plus (en fonction des souhaits des personnes, et en introduisant comme « normales » des périodes de répit tout au long de la vie (césure, congés parentaux, périodes sabbatiques, retraite à temps partiel et… périodes de transition à ne pas réduire au seul chômage). Deux possibilités répondent à cet enjeu : le revenu universel ou d’existence ; la réflexion sur l’utilité sociale des seniors et des plus âgés, jusques et y compris dans leur âge de dépendance.
De trois à sept âges de la vie
Les différents auteurs qui se sont penchés sur l’actualité de nos nouveaux âges de la vie reconduisent généralement la répartition classique des « trois âges de la vie » : enfance, âge adulte, vieillesse[4]. Il arrive parfois que la mort soit considérée comme « le quatrième âge » : ce fut le cas à l’époque médiévale en Europe, c’est encore le cas de certaines cultures de l’ancestralité, comme celle des Amérindiens. Cependant, toute une tradition depuis Saint-Augustin au 5ème siècle jusqu’à Montaigne à la fin du 16ème comptait non pas trois, quatre ni même cinq âges de la vie, mais bien sept ! J’ai commenté, dans ma psychologie de l’anniversaire, l’importance du chiffre sept, en matière d’âges de la vie comme d’autres décomptes (jours de la semaine, notes de musique, etc.)[5]. Or nous voici sans doute revenus à ces sept âges de la vie. En effet, à chaque fois que la vie s’allonge, ce n’est pas de la vieillesse qui s’ajoute à la vieillesse, mais de nouveaux âges qui apparaissent. Ainsi, lorsque l’on se mit à parler de « troisième âge » avec la généralisation de la retraite au milieu du 20ème siècle, on signifiait qu’après l’enfance (premier âge) et la vie adulte (deuxième âge), un « troisième » âge apparaissait. C’était cependant oublier qu’un nouvel âge était également apparu entre l’enfance et la vie adulte : l’adolescence ! Ainsi, ce fameux troisième âge constituait en réalité déjà un quatrième âge.
Le panorama de l’existence qui en découle aujourd’hui se compose bien de sept âges, puisqu’au fur et à mesure que l’espérance moyenne de vie à la naissance augmentait, de nouveaux âges interstitiels apparurent : adolescence d’abord, on l’a vu, puis âge adulte émergent, entre l’adolescence et la vie adulte faite de responsabilité d’autrui, puis séniorité entre la vie adulte et la vieillesse, en même temps que l’état de bébé devint, lui aussi, un âge de la vie à part entière :
Et c’est bien à trouver place et utilité sociale simultanément à ces sept âges de la vie qu’appelle l’allongement des vies occidentales. Ceci au lieu de se focaliser uniquement sur la vieillesse d’un côté, la jeunesse d’un autre, la retraite d’un troisième et la « vie active », limitée à l’emploi, d’un quatrième point de vue.
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