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Une révolution manquée, les politiques sur la propriété des biens de presse de la Libération à 1954 (2/2)

Une révolution manquée, les politiques sur la propriété des biens de presse de la Libération à 1954 (2/2)Temps de lecture : 9 minutes

Dans la seconde partie de son article, Baptiste Giron présente l’épuration menée à la Libération contre la presse collaborationniste, mais surtout la manière dont les principales mesures de nationalisation des biens de presse ont été désamorcées de leur ambition nationalisatrice. La présentation de cette «révolution manquée» donne une nouvelle compréhension de la concentration des médias initiée dans la deuxième moitié du XXsiècle et qui aboutit aujourd’hui à des empires à volonté hégémonique comme celui de Vincent Bolloré.

La nationalisation des biens de presse : un processus inabouti

Sur le terrain, les ordonnances de 1944 et 1945 se révèlent insuffisantes, car les décisions de justice sont jugées trop lentes et peu nombreuses. En outre, la peur que les anciens propriétaires rachètent leurs entreprises pour reconstituer l’ancienne presse est réelle. Au sein de la commission parlementaire de la presse, les députés socialistes prennent l’initiative d’un projet de loi en décembre 1945, dont le député marseillais Gaston Defferre devient le rapporteur, qui vise à la nationalisation des biens de presse afin de régler définitivement le sort de la presse collaborationniste.

Cette loi, adoptée le 11 mai 1946, s’articule ainsi : l’ensemble des biens des entreprises qui ont accueilli ou imprimé de la presse durant l’Occupation sont transférés à l’État, qu’ils aient été condamnés pour collaborationnisme par la justice ou non, puis dévolus à un établissement public, la Société nationale des entreprises de presse (SNEP), afin d’assurer la bonne gestion de ces biens et les louer à la nouvelle presse. La question de la culpabilité judiciairement reconnue ne rentre en compte que dans le cadre de l’indemnisation ou non des anciens propriétaires. Cependant, ces nationalisations sont provisoires, car ces biens ont vocation à être transférés aux nouvelles sociétés de presse une fois la transformation du statut de la presse adoptée. Il est nécessaire d’insister sur le caractère singulier de cette forme de nationalisation dans les politiques de la Libération : ce n’est ni une sanction, ni la construction d’un monopole public sur un secteur, mais une forme transitoire dans le but de faire sortir une activité du cadre capitaliste.

La SNEP commence son activité le 1er janvier 1947 sous la présidence de Jean Pierre-Bloch, député socialiste et rapporteur de la loi du 11 mai 1946 (dite «loi Deferre») après le départ de Gaston Defferre au ministère de l’Information le 26 janvier 1946. Cet établissement est statutairement une entreprise à vocation industrielle et commerciale dont la rentabilité est une obligation : ses bénéfices sont reversés au Trésor, mais son fonctionnement et ses investissements sont financés par ses propres fonds. L’organisation de la gouvernance de la SNEP est conforme à «l’idéologie nationalisatrice»[1] de la Résistance avec un Conseil d’administration composé de 19 membres répartis en trois collèges : les ministères de tutelle, les usagers (direction de presse de la Fédération nationale de la presse française, FNPF) et les salariés (le Syndicat national des journalistes pour les journalistes et la CGT pour les cadres, employés et ouvriers du Livre).

La nationalisation des biens de presse et leur dévolution à la SNEP passe par un système complexe : le ministère de l’Information doit produire dans un premier temps un décret de la société à transférer puis un arrêté qui détaille les biens contenus dans cette cession. La constitution du patrimoine de ce nouvel établissement public est totalement dépendante de la volonté politique du gouvernement. Or, celle-ci a considérablement fait défaut et explique en très grande partie l’application trop partielle de la loi. Les sources contradictoires, ainsi que la complexité du système des transferts rendent difficiles de donner des chiffres exacts[2]. D’après Jean Pierre-Bloch, le nombre de sociétés nationalisées est de 158 entre juin 1946 et juin 1947[3]. Le service des séquestres d’imprimeries des Domaines estime à 226 le nombre d’entreprises transférées en juillet 1951[4]. Pour notre part, nous avons comptabilisé 195 sociétés dévolues à la SNEP suite à 219 arrêtés ministériels entre le 8 août 1946 et le 5 juillet 1951 (dates du premier et dernier arrêté signé par le ministère de l’Information)[5]. Le constat commun posé par ces chiffres, c’est que la loi Defferre n’a pas été totalement appliquée et qu’une part massive des biens de presse qui devait être nationalisée ne l’a pas été, puisque 1060 sociétés figuraient sur les listes des transferts par décret. Les raisons de cette inapplication partielle sont multiples.

La loi comportait des ambiguïtés en ne définissant pas clairement ce qu’elle entendait par «bien de presse». Ainsi, les imprimeries de labeur (impression du livre, d’affiches, de tracts, etc.) ont pu largement éviter la nationalisation bien qu’elles aient participées à la production de journaux et de matériels de propagande de forces collaborationnistes et de l’occupant allemand[6].

Mais la principale explication provient du manque de volonté politique du gouvernement qui a ralenti considérablement le rythme de rédaction des arrêtés nécessaires aux dévolutions des entreprises vers la SNEP à partir du printemps 1947 du fait d’un changement de paradigme de la politique économique. La SNEP se retrouve donc à la fin des années 1940 en grande difficulté financière et politique avec un patrimoine incomplet et constitué sans véritable logique directrice, un matériel vétuste, des fonds insuffisants ainsi qu’une certaine hostilité de la part des acteurs syndicaux : la CGT-Fédération française des travailleurs du livre (FFTL) s’est opposée à la loi Defferre par peur de perdre ses acquis corporatistes d’avant-guerre (en particulier le monopole syndical sur l’embauche)[7] et la FNPF se plaignait de plus en plus des hausses de tarifs pratiquées par la SNEP.

L’abandon du nouveau statut de la presse 

Comme nous l’avons vu précédemment, l’adoption d’un nouveau statut de la presse devait être l’aboutissement de la révolution souhaitée par la Résistance. Au sein de la commission parlementaire sur la presse de l’Assemblée constituante, les quarante députés membres débattent des contours de ce futur statut depuis décembre 1945[8], car tous sont conscients que le projet de loi Defferre n’a de sens politiquement que dans cette perspective. C’est le député socialiste Charles Lussy qui devient le rapporteur d’un futur projet de loi le 22 mars 1946. Il prévoyait la transformation des entreprises de presse en sociétés anonymes à participation ouvrière garantissant à l’ensemble des salariés (pas seulement les journalistes) jusqu’à un tiers du capital social. Ce dernier serait composé d’actions de travail possédées par des coopératives de main-d’œuvre regroupant toutes les catégories professionnelles des entreprises de presse[9].

Le FNPF s’est largement opposé à ce projet, lui reprochant de donner trop de pouvoir aux ouvriers du Livre et à leur syndicat, la CGT-FFTL[10]. Lors de son congrès à Lyon, le 30 novembre 1946, le FNPF présente son propre projet de statut de la presse qui donne un très grand pouvoir de gestion aux journalistes : les membres de la rédaction auraient au minimum 51% du capital social, permettant de conserver le contrôle de la gestion du journal et de sa ligne éditoriale. Les députés Pierre Bourdan (Union démocratique et socialiste de la Résistance, UDSR), le Colonel Félix (Parti républicain de la liberté, PRL) et Robert Bichet (Mouvement républicain populaire, MRP), déposeront des propositions de loi pour un nouveau statut de la presse – respectivement en juin 1947, février 1948 et juin 1949 – dans la même philosophie que celle de la FNPF. Mais aucune d’entre elles n’a été étudiée et votée par l’Assemblée nationale.

L’abandon d’une transformation aussi radicale du monde de la presse, qui était la promesse fondamentale de la Résistance dans ce domaine, s’explique probablement par la réorientation des politiques économiques du gouvernement à partir de 1947, mais aussi par l’absence de volonté des directions des nouveaux gros titres de relancer un processus révolutionnaire dans un secteur qui venait de se reconstruire en leur faveur. La SNEP, qui avait réussi à assurer la transition entre l’ancienne et la nouvelle presse dans un contexte financier difficile, se retrouve orpheline de la perspective politique qui lui avait été confiée à l’origine et qui était la raison même de son existence.

La loi De Moustier : la revanche des « contre-révolutionnaires »

Si la proposition de Gaston Defferre de nationaliser les biens de presse avait imposé un relatif consensus au sein de la commission parlementaire de la presse, elle était loin de faire l’unanimité au sein de l’Assemblée constituante. Une fronde contre ce projet de loi s’organise à la fin de l’hiver 1946 autour des députés radicaux et de la droite libérale. Le radical Édouard Herriot en fut la figure principale par ses interventions cinglantes contre la loi Defferre, dont l’une des formules devint la maxime des opposants à la révolution dans la presse : «L’appropriation pour cause d’utilité privée, cette expropriation là, c’est le vol !»[11].

Malgré l’adoption de la loi, les «contre-révolutionnaires» n’abandonnent pas l’espoir d’obtenir la liquidation de la SNEP et le retour, au moins partiel, des biens de presse à leurs anciens propriétaires. Organisés en véritable lobby au sein de l’Union des intellectuels indépendants (association anticommuniste fondée en 1950), ils multiplient les attaques contre la loi Defferre à l’image du député radical Pierre de Léotard qui, lors d’une réunion à Paris le 9 juillet 1952, la qualifie de «loi socialo-communiste» et appelle à mettre fin à «la révolution de 1944».

Au début de l’année 1953, le marquis Roland de Moustier, député PRL et dirigeant de presse, commence la rédaction d’un rapport sur la loi Defferre, qu’il rend finalement public le 13 mars de la même année. Il propose un plan de répartition des biens confisqués aux journaux qui les occupent, l’indemnisation définitive des anciens propriétaires et la liquidation de la SNEP au profit d’une «société temporaire des biens de presse» chargée de faire ces transferts de biens. Ce dernier aspect rencontre l’hostilité des directions de presse qui ont peur que les imprimeries ne trouvant pas de repreneur puissent revenir entre les mains des anciens propriétaires. Après une réécriture habile de la loi pour contenter une majorité de sensibilités, la loi De Moustier est adoptée par l’Assemblée nationale à 462 voix contre 101, puisque seul le PCF n’a pas soutenu cette mesure.

La SNEP est alors chargée d’organiser la liquidation de son patrimoine par l’attribution de ses biens aux entreprises de presse. Les imprimeries et locaux qui ne trouvaient pas repreneur sont assemblés pour former un véritable service public de l’impression pérenne au sein de la SNEP. Le processus de liquidation fut terminé en 1957. Au total, plus de 117 attributions eurent lieu pour 235 contrats signés avec les nouveaux propriétaires[12]. La SNEP se retrouve avec un patrimoine réduit d’une douzaine d’imprimeries qui sont conservées dans le giron public pour des raisons stratégiques : contrôler la presse d’opposition dans un contexte de guerres coloniales. En effet, l’État a violé sa propre loi pour empêcher certaines sociétés de presse de devenir propriétaires des locaux et imprimeries qu’elles exploitaient. On peut notamment citer l’imprimerie Poissonnière (Paris) qui accueillait tous les titres communistes nationaux, notamment L’Humanité, ou l’imprimerie d’Alger qui accueillait le journal indépendantiste Alger républicain. En outre, la SNEP doit financer les indemnisations des anciens propriétaires qui n’ont pas été condamnés pour collaboration, mais l’épuration par la justice ayant été très incomplète, d’anciens vichystes ou des membres de leur famille ont pu recevoir d’importantes compensations financières, comme Josée Laval et René de Chambrun, respectivement fille et gendre de Pierre Laval, qui reçurent 100 millions d’anciens francs à la fin des années 1950 au titre d’anciens héritiers légitimes de l’imprimerie Mont-Louis (Clermont-Ferrand).

Bien que la loi De Moustier se soit présentée comme une dévolution des biens de presse tel que souhaité par la Résistance, de nombreux éléments illustrent qu’elle est un abandon définitif des idéaux exprimés dans la clandestinité et un retour aux logiques de marché d’avant-guerre. Un état de fait parfaitement résumé par Jacques Debu-Bridel, sénateur gaulliste et rapporteur de la commission des finances, dans son discours du 9 juillet 1954 :

«Cela dit, il faut juger sainement et sincèrement ce que la Résistance a voulu faire lors de la Libération, au lendemain de cette Libération qui suscita en France un immense espoir. La loi [De Moustier] que nous discutons est décevante à ce point de vue : elle sonne en partie, en ce domaine de la presse qui m’est particulièrement cher, le glas de ces espérances.»           

La SNEP est définitivement liquidée en 1992, plusieurs années après que ses dernières imprimeries furent fermées en France métropolitaine, dans une relative indifférence comme le dernier héritage oublié d’une révolution manquée.

 

[1]Pour aller plus loin, voir Claire Andrieu, Lucette Le Van, Antoine Prost, Les nationalisations de la Libération. De l’utopie au compromis, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1987.

[2]Les fonds d’archives de la SNEP sont conservés aux Archives nationales (AN) à Pierrefitte-sur-Seine.

[3]“Conférence de presse tenue par M. Pierre-Bloch à l’occasion du premier anniversaire de la loi du 11 Mai 1946”, 1900058/33, AN.

[4]« Note sur l’application de la loi du 11 mai 1946 », 12 juillet 1951, F/41 bis 03476, AN.

[5] Dossier “Arrêtés de dévolution des biens de presse. 1946-1951”, 19840297/9-10, AN.

[6]Pour aller plus loin, voir Marie-Cécile Bouju, De plomb et de papier. Les Industries graphiques en France pendant la Seconde Guerre mondiale, Pairs, Éditions Les Indes savantes, 2024.

[7]Pour aller plus loin, voir Baptiste Giron, « Les ouvriers du livre au XXe siècle : un groupe social entre quête de centralité et marginalité relative », Siècles [En ligne], 54 | 2023, URL : https://journals.openedition.org/siecles/11207

[8]« Assemblée Nationale Constituante. Commission de la Presse, de la Radio et du Cinéma. PV des séances, 30 novembre 1945-26 avril 1946 », C//15292, AN.

[9]Jean Schwoebel, La presse, le pouvoir et l’argent, Paris, Seuil, 1968 [2018], p. 98.

[10]Audition d’Albert Bayet, président du FNPF, à la commission parlementaire de la presse le 21 mars 1946, C//15292, AN.

[11]Jean-Yves Mollier, L’âge d’or de la corruption parlementaire, 1930-1980, Paris, Perrin, 2018, p. 120.

[12]« Note sur les opérations de liquidation, 31 décembre 1957 », F41 bis 03477, AN.

Pour citer cet article

Giron Baptiste, “Une révolution manquée. Les politiques sur la propriété des biens de presse de la Libération à 1954. Partie II”, Silomag, n°20, novembre 2025. URL : https://silogora.org/une-revolution-manquee-partie-ii/

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