De la relation marchande au libre-service

Avec le déploiement en grande surface des caisses en libre-service depuis une vingtaine d’année, le transfert du travail des caissières à l’acheteur participe du long processus de fabrique du consommateur qui accompagne la modification du mode de distribution des marchandises alimentaires. A la cliente du 19e siècle négociant avec l’épicier le choix des produits qu’il sélectionne dans ses étagères se substitue progressivement la figure de la consommatrice s’approvisionnant directement et sans marchander dans les étalages standardisés des magasins en libre-service qui ouvrent progressivement après la Seconde Guerre mondiale. S’intéressant à l’histoire de la société d’alimentation à succursales Casino, Olivier Londeix explore dans cet extrait les enjeux du développement du commerce de détail à travers la transformation des interactions commerciales.

La politique dans le caddie: retour sur la notion de consommation engagée dans les programmes scolaires

Importé des travaux anglo-saxons, le concept de « consommation engagée » charrie une représentation atomisée du rapport à l’activité politique. Peut-on alors affirmer qu’elle est une forme d’engagement politique comme le stipule le programme de sciences économiques et sociales en terminale ? Pourfendeurs de cette catégorisation, Cédric Plont et Alain Santino mettent en lumière la confusion entre engagement politique qui suppose un cadre collectif, et participation politique qui relève de pratiques individuelles. Loin d’être anodine, cette erreur conceptuelle communiquée aux élèves – citoyens et citoyennes en devenir – participe à légitimer la responsabilisation des individus au détriment des formes de mobilisation collective.

La construction du marché du crédit à la consommation en France dans les années 1950-1960

Âge d’or de l’acquisition d’équipement électroménager par les foyers, les Trente Glorieuses se caractérisent par une croissance économique forte et une situation de plein-emploi. C’est dans cette configuration que se développe une offre de crédit réglementée, nécessaire à l’appropriation de biens alors onéreux. Sabine Effosse revient dans ce texte sur la structuration, après la Seconde Guerre mondiale, du marché du crédit à la consommation français, initiée par des coalitions d’industries soucieuses de vendre leurs marchandises, soutenue par des établissements financiers et légitimée par des incitations politiques à la modernisation des biens d’équipements domestiques.

La production est aussi une consommation

Face à la crise environnementale qui menace les conditions d’existence de l’espèce humaine, on ne compte plus les appels tonitruants à la responsabilisation du citoyen-consommateur, sensibilisé aux marques se distinguant sur le marché comme éthiques et éco-responsables. Cette individualisation de la réponse politique, bien faite pour flatter la bonne conscience morale, oblitère le problème de la production et du contrôle de ses coûts sociaux et écologiques, qu’on a trop vite abandonné à la bonne volonté des entreprises en en appelant solennellement à leur « responsabilité sociétale ». Consommateurs et producteurs semblent ici n’être responsables que d’eux-mêmes. Cette représentation atomisée d’un problème collectif s’appuie pourtant sur une perspective économique biaisée et partielle. S’inscrivant en faux, Silo a exhumé un texte de Karl Marx dont la pertinence analytique n’a pas flétri. L’extrait proposé ci-dessous de l’Introduction à la critique de l’économie politique, écrite en 1857, montre ainsi que les actes de production, de consommation et de distribution s’appréhendent indissociablement dans un même processus économique.

La mesure de la consommation par l’État: la genèse du Crédoc

Créé au début des années 1950 afin d’élaborer des statistiques sur la consommation de la population, le Crédoc s’intègre dans le tissu des institutions d’État chargées de produire les connaissances nécessaires à l’orientation et à la mise en œuvre de la politique de planification économique d’après-guerre. En examinant sa genèse, Régis Boulat étudie comment se sont construits les outils pour mesurer la demande sur les marchés des biens de consommation, au regard de la structure de l’offre disponible. Prospectif autant que prescriptif, ce travail de quantification participe à définir les catégories légitimes de la consommation.

La mesure de l’inflation en période… d’inflation

Les batailles actuelles qui portent sur l’indexation des salaires par rapport à l’inflation ne sont pas nouvelles. La mesure de la hausse des prix constitue un enjeu crucial pour appuyer les revendications syndicales. De même, la revalorisation des minima sociaux dépendant de l’inflation, la question des indicateurs utilisés pour en mesurer la portée se pose inévitablement. Si l’indice des prix à la consommation demeure le principal outil d’appréciation de l’inflation, d’autres ont vu le jour, minimisant ou amplifiant le pourcentage de hausse calculé. En s’aventurant dans l’histoire des controverses qui ont façonné ces indicateurs, Florence Jany-Catrice montre dans cet article les enjeux politique qui sous-tendent leur définition, par-delà la neutralité trop souvent présumée et rabâchée, des instruments d’objectivation des faits économiques.

La société de consommation. Mythes et démystificateurs

La notion de « société de consommation » s’est imposée avec une telle évidence qu’on en interroge rarement le sens. Elaborée dans les années 1960 par des intellectuels critiques, marxistes hétérodoxes, elle engage la représentation d’un consommateur nécessairement aliéné par la perpétuelle recherche de satisfaction de besoins artificiels, antithèse de l’agent économique libre, souverain et bien informé, défendu par les intellectuels libéraux qui promeuvent la démocratie par la société de marché. Dans cet article, Louis Pinto revient sur l’histoire des luttes symboliques et des cécités croisées qui ont participé à forger la figure du consommateur, invention contemporaine stabilisée et aujourd’hui consacrée dans sa version libérale par le droit.

Les ambivalences du consommateur-roi

De l’art de faire son marché à celui de vendre une marchandise, le marketing s’est imposé au 20e siècle pour orienter la production, en sondant les pratiques d’achat. En s’appuyant sur son dernier ouvrage, Thibault Le Texier discute dans cet entretien des enjeux de l’interdépendance du marketeur et du consommateur qui se constituent comme deux figures indissociables après la Seconde Guerre mondiale. Loin d’être toute-puissante, la publicité incite en permanence les consommateurs qui, par leurs achats, conditionnent en retour son niveau d’investissement financier.

La captation algorithmique des consommateurs: du problème de la crédulité à celui de la vigilance épistémique

Cela fait bien longtemps que les marchands cherchent à comprendre les états mentaux des consommateurs afin d’orienter leurs décisions d’achat. Avec le développement des innovations numériques actuelles, ce travail de captation d’informations est institué par le biais de nouveaux dispositifs sociotechniques. Ces dispositifs participent alors à instaurer une forme de gouvernance algorithme des marchés qui posent des problèmes cognitifs et sociaux, nécessitant d’être mieux décrits et compris. C’est ce à quoi s’attelle Jean-Sébastien Vayre dans cet article, en discutant du poids des algorithmes dans la fabrication des consommateurs.

Calories, calculs et consommateurs vers 1900: la Société scientifique d’hygiène alimentaire et de l’alimentation rationnelle

Dans cet article, Martin Bruegel montre que l’enjeu de l’alimentation participe des luttes sociales pour définir la figure légitime du « consommateur ». Au début du 20e siècle, cherchant dans la malnutrition ouvrière un ferment de la tuberculose, des réformateurs sociaux s’attellent à promouvoir de nouvelles normes pour changer les pratiques alimentaires populaires jugées irresponsables. L’efficacité supérieure mise en exergue de ces normes repose sur la détermination du juste coût économique des calories, nécessaires à la reproduction de la force de travail. Si la campagne n’a eu à l’époque que peu d’effets concrets, cet exemple illustre pourtant bien ce que la production d’un tel modèle abstrait de consommateur doit à sa mise en conformité avec l’économie de marché, et le type de rationalité qu’elle requiert.