Edito
La consommation: un enjeu politique
Par Gauthier Fradois
Il n’aura pas fallu attendre la guerre en Ukraine et les répercussions indirectes dans le budget énergétique des ménages européens pour sentir à quel point notre consommation était prise dans l’entrelacs des interdépendances économiques internationales. La vision irénique de l’éden consumériste entretenue par les prosélytes de l’économie de marché et l’activité soutenue de l’industrie publicitaire s’est obscurcie au grès des crises successives contemporaines, financières, sanitaires, climatiques et militaires. La passe d’armes récente entre les États-Unis et la Chine relative à Taïwan qui concentre près de 60% de la production mondiale de semi-conducteurs – composant primordial pour l’industrie technologique, civile et militaire – témoigne du regain de tensions entre les États pour garantir leur puissance en assurant leur souveraineté économique. Tout autant que le libre-échangisme qui fait du prix à la consommation le critère principal d’évaluation d’un bien ou d’un service, le protectionnisme dépoussiéré qui sourd outre-Atlantique n’émane pas d’un ordre naturel mais d’un ordre politique institué où se (re)définissent les conditions de production et d’appropriation des biens.
Actualités du débat
La fabrique du consommateur
De l’art de faire son marché à celui de vendre une marchandise, le marketing s’est imposé au 20e siècle pour orienter la production, en sondant les pratiques d’achat. En s’appuyant sur son dernier ouvrage, Thibault Le Texier discute dans cet entretien des enjeux de l’interdépendance du marketeur et du consommateur qui se constituent comme deux figures indissociables après la Seconde Guerre mondiale. Loin d’être toute-puissante, la publicité incite en permanence les consommateurs qui, par leurs achats, conditionnent en retour son niveau d’investissement financier.
Cela fait bien longtemps que les marchands cherchent à comprendre les états mentaux des consommateurs afin d’orienter leurs décisions d’achat. Avec le développement des innovations numériques actuelles, ce travail de captation d’informations est institué par le biais de nouveaux dispositifs sociotechniques. Ces dispositifs participent alors à instaurer une forme de gouvernance algorithme des marchés qui posent des problèmes cognitifs et sociaux, nécessitant d’être mieux décrits et compris. C’est ce à quoi s’attelle Jean-Sébastien Vayre dans cet article, en discutant du poids des algorithmes dans la fabrication des consommateurs.
Dans cet article, Martin Bruegel montre que l’enjeu de l’alimentation participe des luttes sociales pour définir la figure légitime du « consommateur ». Au début du 20e siècle, cherchant dans la malnutrition ouvrière un ferment de la tuberculose, des réformateurs sociaux s’attellent à promouvoir de nouvelles normes pour changer les pratiques alimentaires populaires jugées irresponsables. L’efficacité supérieure mise en exergue de ces normes repose sur la détermination du juste coût économique des calories, nécessaires à la reproduction de la force de travail. Si la campagne n’a eu à l’époque que peu d’effets concrets, cet exemple illustre pourtant bien ce que la production d’un tel modèle abstrait de consommateur doit à sa mise en conformité avec l’économie de marché, et le type de rationalité qu’elle requiert.
L'économie de la consommation
Âge d’or de l’acquisition d’équipement électroménager par les foyers, les Trente Glorieuses se caractérisent par une croissance économique forte et une situation de plein-emploi. C’est dans cette configuration que se développe une offre de crédit réglementée, nécessaire à l’appropriation de biens alors onéreux. Sabine Effosse revient dans ce texte sur la structuration, après la Seconde Guerre mondiale, du marché du crédit à la consommation français, initiée par des coalitions d’industries soucieuses de vendre leurs marchandises, soutenue par des établissements financiers et légitimée par des incitations politiques à la modernisation des biens d’équipements domestiques.
Face à la crise environnementale qui menace les conditions d’existence de l’espèce humaine, on ne compte plus les appels tonitruants à la responsabilisation du citoyen-consommateur, sensibilisé aux marques se distinguant sur le marché comme éthiques et éco-responsables. Cette individualisation de la réponse politique, bien faite pour flatter la bonne conscience morale, oblitère le problème de la production et du contrôle de ses coûts sociaux et écologiques, qu’on a trop vite abandonné à la bonne volonté des entreprises en en appelant solennellement à leur « responsabilité sociétale ». Consommateurs et producteurs semblent ici n’être responsables que d’eux-mêmes. Cette représentation atomisée d’un problème collectif s’appuie pourtant sur une perspective économique biaisée et partielle. S’inscrivant en faux, Silo a exhumé un texte de Karl Marx dont la pertinence analytique n’a pas flétri. L’extrait proposé ci-dessous de l’Introduction à la critique de l’économie politique, écrite en 1857, montre ainsi que les actes de production, de consommation et de distribution s’appréhendent indissociablement dans un même processus économique.
Créé au début des années 1950 afin d’élaborer des statistiques sur la consommation de la population, le Crédoc s’intègre dans le tissu des institutions d’État chargées de produire les connaissances nécessaires à l’orientation et à la mise en œuvre de la politique de planification économique d’après-guerre. En examinant sa genèse, Régis Boulat étudie comment se sont construits les outils pour mesurer la demande sur les marchés des biens de consommation, au regard de la structure de l’offre disponible. Prospectif autant que prescriptif, ce travail de quantification participe à définir les catégories légitimes de la consommation.
Les batailles actuelles qui portent sur l’indexation des salaires par rapport à l’inflation ne sont pas nouvelles. La mesure de la hausse des prix constitue un enjeu crucial pour appuyer les revendications syndicales. De même, la revalorisation des minima sociaux dépendant de l’inflation, la question des indicateurs utilisés pour en mesurer la portée se pose inévitablement. Si l’indice des prix à la consommation demeure le principal outil d’appréciation de l’inflation, d’autres ont vu le jour, minimisant ou amplifiant le pourcentage de hausse calculé. En s’aventurant dans l’histoire des controverses qui ont façonné ces indicateurs, Florence Jany-Catrice montre dans cet article les enjeux politique qui sous-tendent leur définition, par-delà la neutralité trop souvent présumée et rabâchée, des instruments d’objectivation des faits économiques.
Produire et distribuer des marchandises
Pour les thuriféraires de la démocratie réalisée par l’économie de marché, la consommation relève du plein exercice citoyen de la participation politique. Depuis les années 1970, elle fait également l’objet d’un investissement militant visant à protester contre les pratiques jugées néfastes de certaines entreprises. Diverses formes d’engagement pour et par une consommation responsable et éthique contribuent ainsi à politiser cet enjeu. Dans cet article, Philip Balsiger en présente les différentes aspects, historiques et stratégiques, tout en questionnant les limites de ce militantisme moral qui permet à la petite-bourgeoisie et à la bourgeoisie culturelles portant ces revendications de se démarquer des autres classes sociales.
Inventée par un agent immobilier américain comme solution à la Grande Dépression, pour lutter contre le chômage de masse en renforçant l’activité des entreprises, la notion d’obsolescence programmée pose la question de la soutenabilité d’une politique économique de consommation et de production intensives qui engendre une démultiplication des déchets. Du raccommodage au gaspillage, le rapport aux objets – notamment à leur durée d’usage – s’est modifié à mesure que se généralisait l’accès aux biens de consommation, produits en quantité exponentielle. Julie Madon traite ici du problème de l’obsolescence des objets en l’insérant dans une histoire plus large de la consommation.
Le modèle économique dominant de l’industrie de l’habillement, la fast-fashion, repose sur le renouvellement constant des vêtements à bas prix, offrant au consommateur une diversité permanente de produits périssables et à quelques multinationales des profits conséquents. Représentante du Collectif Ethique sur l’étiquette, Nayla Ajaltouni met en exergue dans cet article les conditions délétères qui rendent possible ce pouvoir d’achat, soutenu par les pouvoirs publics : exploitation méthodique et à grande échelle de travailleurs pauvres, émission massive de gaz à effet de serre, pollution des cours d’eau, etc. Au leurre des « consommateurs responsables » doivent se substituer des citoyens mobilisés pour confronter les entreprises aux responsabilités qui pèsent sur elles.
Mode de distribution économique privilégiant une relation directe entre producteur et consommateur par l’élimination des intermédiaires, les circuits courts alimentaires recouvrent différentes significations. Souvent associés à un projet politique altermondialiste, ils désignent plus prosaïquement une diversification des sources de revenus pour les agriculteurs ou la reterritorialisation de l’alimentation et la valorisation des produits locaux. Dans cet article, Yuna Chiffoleau et Grégori Akermann en présentent les différentes facettes, explorant ainsi les profils sociaux et les pratiques d’achat de leurs consommateurs.
L’entreprise de commerce en ligne américaine Amazon a-t-elle tué le réseau de distribution des librairies françaises en imposant sa logistique comme mode d’accès unique à la consommation de livres ? S’il est indéniable que l’expansion mondiale de ce qui fut à l’origine, en 1994, un projet de librairie sur internet a bouleversé l’économie du commerce de livres, Vincent Chabault nuance ce présupposé en interrogeant la fonction sociale des librairies comme espace de rencontres culturelles. Dans l’extrait qui suit, il discute ainsi les possibilités d’adaptation des libraires, obligés de réinventer leurs pratiques professionnelles.
Avec le déploiement en grande surface des caisses en libre-service depuis une vingtaine d’année, le transfert du travail des caissières à l’acheteur participe du long processus de fabrique du consommateur qui accompagne la modification du mode de distribution des marchandises alimentaires. A la cliente du 19e siècle négociant avec l’épicier le choix des produits qu’il sélectionne dans ses étagères se substitue progressivement la figure de la consommatrice s’approvisionnant directement et sans marchander dans les étalages standardisés des magasins en libre-service qui ouvrent progressivement après la Seconde Guerre mondiale. S’intéressant à l’histoire de la société d’alimentation à succursales Casino, Olivier Londeix explore dans cet extrait les enjeux du développement du commerce de détail à travers la transformation des interactions commerciales.