Présentation
Les inquisitions des droites à l’encontre du « wokisme », brandi en épouvantail pour discréditer d’un seul geste l’ensemble des nouveaux concepts et des mobilisations pour l’égalité et contre toutes les discriminations, se sont multipliées jusqu’à confisquer le débat sur les approches qui se développent à la faveur de dynamiques renouvelées féministes, antiracistes, intersectionnelles, décoloniales ou queer. Les luttes pour l’égalité et contre toutes les discriminations sont au contraire des combats majeurs à gauche. Espace dédié aux pensées critiques et au débat, Silomag souhaite avec ce dossier contribuer à une meilleure compréhension de ces différents concepts et approches qui dans les recherches en sciences sociales comme dans les mobilisations, permettent de penser et de lutter contre les rapports de domination, d’oppression et d’exploitation…
Une première partie de la rubrique « Actualité du débat » revient sur leur sens, leur portée subversive autant que sur les appropriations militantes à l’œuvre et leurs limites. Un rappel de la généalogie des concepts témoigne de leur ancrage dans l’action pour la justice sociale et la libération humaine. Cette partie éclaire également les divergences et controverses nourries par l’analyse matérialiste marxiste qui loin d’avoir manqué ou minoré la complexité des diverses formes d’assujettissement, a permis de penser et d’agir pour transformer l’ordre socio-économique qu’il s’agisse de la relation entre les hommes et les femmes, de la famille, de la place assignée aux personnes de couleur et de toutes les formes d’exploitation. Les combats féministes et antiracistes ont historiquement été intimement liés aux combats de classe contre l’exploitation capitaliste.
Dans une deuxième partie, l’accent est mis sur la centralité du travail dans les rapports de pouvoir pour resituer les assignations de genre et raciale dans le contexte de l’exploitation capitaliste. Envisager les rapports sociaux de sexe et de « race » comme produits et reproduits à partir de l’enjeu de la division du travail et de la valorisation du capital ouvre des perspectives de mobilisations collectives pour construire l’unité politique dans le « pluralisme stratégique »[1] des exploités. Les contributions sur les trajectoires scolaires des jeunes de milieu populaire, rural et urbain, des quartiers, issus de l’immigration témoignent de la persistance d’inégalités aggravées par la gestion néolibérale de l’enseignement et des politiques publiques qui sont mises au service de la reproduction d’une division sociale, sexuée et raciale du travail.
Face aux offensives réactionnaires accusant les luttes féministes et antiracistes de polariser la société en communautés, considérées comme menaçant l’idéal républicain, la quatrième partie dédiée aux luttes contre le racisme, pour l’égalité et l’émancipation aujourd’hui se propose de déconstruire et dépasser l’opposition entre lutte pour la reconnaissance des différences et lutte universelle pour l’égalité. Alors que le risque d’une approche différentialiste et identitaire des phénomènes sociaux peut creuser des lignes de fracture et faire obstacle aux combats pour l’égalité et l’émancipation collective, les nouvelles dynamiques de mobilisation fondées sur la prise en compte d’expériences marginalisées contribuent d’autant plus à l’avancement des luttes collectives qu’elles s’inscrivent dans les combats de classe. Ces articulations s’avèrent décisives pour reconstruire un bloc historique uni, mais non uniforme, dans des luttes qui rassemblent et convergent vers des horizons communs, ceux de la justice sociale et de l’émancipation collective de toute forme de domination et d’exploitation. Ce sont toutes ces questions que ce nouveau dossier investit.
[1] L’expression vient de Florian Gulli, L’antiracisme trahi, 2022.
Actualités du débat
Autour des concepts : clarification et controverses
Dans le chapitre, « Lost in translation ? Black feminism, intersectionnalité et justice sociale », de l’ouvrage L’intersectionnalité ; enjeux théoriques et politiques, Patricia Hill Collins, sociologue afro-américaine spécialiste du Black Feminism, revient sur l’ancrage de l’intersectionnalité dans l’action politique des mouvements sociaux des années 1960 et 1970 pour expliquer comment les activistes ont aidé à sa légitimation et à forger ses ambitions dans le champ universitaire…
Publié en 2016, l’ouvrage dirigé par Farinaz Fassa, Eléonore Lépinard, Marta Roca I Escoda, L’intersectionnalité ; enjeux théoriques et politiques, fait référence pour comprendre la genèse politique du concept, les débats et controverses auxquels il donne lieu de part et d’autre de l’atlantique.
Au-delà de la panique morale de la droite à l’égard de l’intersectionnalité, la notion fait polémique à gauche où elle a tracé une ligne de clivage entre les tenants d’un « class first » d’une part, et les partisans d’une équivalence des formes de dominations autonomisées et essentialisées. Salomé Bouché-Frati déconfine ici le débat par une lecture marxiste du lien organique entre les rapports sociaux de classe, de sexe et de race.
Si les difficultés du mouvement ouvrier depuis la contre-révolution néolibérale ont pu permettre aux discours identifiant comme rivaux les luttes pour les droits civils et sociaux de rencontrer un certain écho, l’histoire des combats féministes nous indiquent que loin d’être concurrents, ils ont été intimement liés à la théorie et pratique politiques socialistes…
Pour caractériser le racisme et mettre l’accent non plus seulement sur le racisme comme idéologie structurée mais comme phénomène social produisant des inégalités de résultats, les notions de « racisme systémique », « racisme institutionnel » ou encore « racisme structurel » ont fait leur apparition dans le débat public.
Les critiques de la domination sociale sont traversées depuis les années 1980 par une tendance à produire une lecture autonomisée des formes d’oppression. Depuis la sociologie des nouveaux mouvements sociaux (Alain Touraine) jusqu’à la théorie politique post-marxiste (Chantal Mouffe et Ernesto Laclau), la structure de classe cède peu à peu le pas au primat de la conflictualité, d’un antagonisme qui s’extirperait du champ de la production.
En rappelant que la complexité et l’intrication des dominations ont été analysées dès le 19e et le début du 20e siècle par les auteurs et autrices marxistes, communistes et socialistes, Florian Gulli interroge les apports réels de l’intersectionnalité dans la compréhension des rapports sociaux et leur transformation.
Le débat public a vu ces dernières années apparaître les notions de « racisme structurel » ou « systémique », mises en avant pour mettre l’accent sur les dimensions collectives du racisme comme conséquences hiérarchisantes du fonctionnement concret d’institutions et de configurations qu’elles rendent possibles…
Pour ses détracteurs, le terme décolonial sert un combat militant mené par un mouvement héritier de la déconstruction, qui entend lutter contre les inégalités en assignant chaque personne à une identité de race ou de genre…
La centralité du travail dans les rapports de pouvoir
Le déplacement des soins aux populations du service public vers le marché à l’aune duquel elles sont une opportunité de profit a dynamisé le secteur des services au domicile. Cette reconfiguration du travail reproductif, articulée à celle du travail productif , tant à l’échelle nationale que mondiale, est explorée par Alizée Delpierre qui, à partir de l’analyse des transformations de la division du travail reproductif montre que la « domination rapprochée » que constitue le rapport de domesticité, échappant aux formes standard de l’emploi, reconduit les hiérarchies genrées et raciales.
Si l’approche intersectionnelle a eu de nombreuses appropriations militantes, la focale de ces dernières sur les catégories dominées plutôt que sur les rapports sociaux qui sous-tendent la production des identités de groupe, tend à essentialiser des catégories auxquelles l’appartenance pour les sujets va de soi.
Les économistes Rachel Silvera et Séverine Lemière présentent, dans cet article, une partie de l’étude financée par l’IRES pour la CGT pour comprendre les mécanismes concrets des inégalités professionnelles dans le secteur du soin et du lien aux autres, au croisement de toutes les formes de pénibilité.
Trajectoires scolaires et inégalités
Lutter contre les discriminations,
pour l’égalité et l’émancipation aujourd’hui
Si la question de l’articulation des luttes fait problème, avec la possibilité d’une rivalité entre les nouveaux sujets politiques qu’elles cherchent à instituer, en comprendre les causes implique d’interroger la façon dont les lignes de fracture de la réalité sont conceptualisées dans les courants féministes et antiracistes…
Alors que la dernière édition du rapport d’ONU Femmes sur l’égalité des sexes dresse un tableau alarmant des droits des femmes et de leurs conditions de vie qui régressent en raison des conflits, du réchauffement climatique, de la persistance du sexisme et des violences de genre, Lilian Halls-French rappelle dans cet article l’urgence de mettre enfin à l’ordre du jour politique le combat pour l’égalité…
Les différences de santé entre femmes et hommes résultent d’interactions complexes entre des facteurs biologiques, socioculturels et économiques. Si des spécificités anatomiques et physiologiques participent de ces différences, elles ne sont pas exclusives.
S’émanciper, c’est aspirer à se soustraire à une emprise, une tutelle ou une domination qui entravent la liberté de décider et d’agir de façon autonome. Cette aspiration a une dimension juridique, qui consiste à devenir légalement responsable de ses actes. Mais elle a surtout un caractère politique, au sens où elle appelle une modification d’un ordre institué de relations sociales…
Si la question de l’articulation entre les luttes émancipatrices est aujourd’hui majoritairement posée à partir de leur hiérarchisation, c’est, d’après Alain Policar, parce qu’elle postule qu’autour de chacune de ces luttes se constituent des groupes sociaux homogènes aux intérêts antagoniques à partir d’une seule dimension de notre existence sociale…